Si le Sénégal s’était rendu aux urnes le 25 février 2024, comme ce pays d’Afrique de l’Ouest l’avait prévu jusqu’à la suspension indéfinie des élections nationales par le président Macky Sall, l’Afrique aurait déjà accueilli un nouveau président de ce pays.
Sall, le 4 février 2024, a reporté l’élection présidentielle. Dans une allocution télévisée, M. Sall a justifié cette décision radicale par un différend sur la liste des candidats. Dans ce discours, il a annoncé au monde entier qu’il avait signé un décret qui abolissait de fait la mesure de novembre 2023 qui avait fixé la date initiale des élections. « Je vais engager un dialogue national ouvert pour réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive dans un Sénégal pacifique et réconcilié », a déclaré M. Sall, qui n’a pas donné de nouvelle date pour la tenue de l’élection. Pour M. Sall, la décision du Conseil constitutionnel, un mois plus tôt, d’exclure certains membres éminents de l’opposition de la liste des candidats, fait partie des « conditions troubles » qui « risquent de porter gravement atteinte à la crédibilité du scrutin en semant les germes de contestations pré- et post-électorales ».
La demande de report émane du Parti démocratique sénégalais (PDS), parti d’opposition, dont le candidat, Karim Wade, fils de l’ancien dirigeant du pays, Abdoulaye Wade, figurait parmi les candidats exclus de l’élection. Si ce retard est une bonne nouvelle pour le PDS, il a été accueilli avec méfiance par un autre parti d’opposition, le PASTEF. « Nous pensons qu’il s’agit d’un coup d’État constitutionnel », a déclaré Yassine Fall, vice-président de Pastef, à Al Jazeera. « Macky Sall ne fait pas cela pour nous, il le fait contre nous », a-t-elle déclaré. « Macky Sall comprend que si nous allons aux élections, nous remporterons une victoire écrasante. Mais il veut rester au pouvoir ou faire élire quelqu’un de son parti. C’est pour cela qu’il joue ce genre de jeux pour venir manipuler les institutions de manière illégale ». « Nous nous trouvons actuellement dans une situation très dangereuse pour notre démocratie parce que Macky Sall prend des responsabilités qui ne sont pas les siennes.
Outre Karim Wade du PDS, en exil au Qatar, qui n’a pas été autorisé à participer à la course en raison des accusations de double nationalité franco-sénégalaise, une autre candidate, Rose Wardini, également accusée du même délit de double nationalité, est actuellement en détention. Le chef de file de l’opposition populaire de Pastef, Ousmane Sonko, ainsi que son suppléant pour cette élection, Bassirou Diomaye Faye, sont également en prison.
Perturbations et condamnation du report
Le report a déclenché des protestations au parlement et dans les rues. Trois législateurs de l’opposition sénégalaise de la coalition Yewwi Askan Wi ont été arrêtés après avoir protesté contre l’approbation par le parlement d’un délai de 10 mois en fixant le scrutin au 15 décembre 2024. L’un d’entre eux avait tenté d’empêcher physiquement un vote parlementaire sur la question en bloquant l’estrade. Un ancien capitaine de police a également été arrêté. « Le Sénégal a définitivement sombré dans la dictature », a déclaré le porte-parole de la coalition, cité par Reuters.
À l’extérieur du Sénégal, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a exigé le rétablissement du calendrier électoral. « La Commission de la CEDEAO encourage la classe politique à prendre d’urgence les mesures nécessaires pour rétablir le calendrier électoral conformément aux dispositions de la Constitution », a déclaré le bloc régional. Par ailleurs, le Département d’État américain a exprimé sa profonde inquiétude quant au report de l’élection, déclarant que cette décision était « contraire à la forte tradition démocratique du Sénégal ». « Le report de l’élection présidentielle au Sénégal met le pays sur la voie dangereuse de la dictature et ne doit pas être toléré », a déclaré Ben Cardin, président de la commission des affaires étrangères du Sénat américain, dans un communiqué. Cependant, les législateurs de la coalition gouvernementale ont tenu une conférence de presse pour défendre le report de l’élection par M. Sall. « Nous avons fait ce que nous devions faire et nous en assumerons la responsabilité », a déclaré Cheikh Seck, l’un des députés qui s’est entretenu avec les journalistes.
La légitimité démocratique de Sall
En juillet 2023, M. Sall, élu pour la première fois en 2012 et réélu en 2019, a annoncé qu’il ne briguerait pas un troisième mandat en 2024, bien que ses partisans l’aient incité à défier la Constitution de ce pays d’Afrique de l’Ouest. Il avait promis en 2019 qu’il effectuerait son deuxième et dernier mandat. La Constitution sénégalaise prévoit une limite de deux mandats présidentiels consécutifs. Le fait que M. Sall ait sanctionné et condamné certains membres de son parti qui s’étaient opposés à sa candidature a été perçu comme un signe avant-coureur de son désir de suivre la voie d’Abdoulaye Wade, c’est-à-dire de tenter un troisième mandat, mais l’annonce qu’il a faite en juillet a mis fin à ces spéculations. Une autre raison qui a rendu l’annonce de M. Sall surprenante est que, malgré la limite de deux mandats consécutifs imposée par la Constitution, il avait fait valoir qu’il avait le droit de se représenter une fois que la loi aurait été révisée. Selon lui, une telle révision aurait remis ses deux mandats à zéro, à partir de 2019. « Je n’ai jamais voulu être l’otage de cette injonction permanente de parler avant l’heure », a déclaré M. Sall dans son discours national où il a fait l’annonce, expliquant et justifiant sa décision : « J’ai un code d’honneur et un sens de la responsabilité historique qui me commandent de préserver ma dignité et ma parole ».
La carrière politique de Sall
Âgé de 63 ans, M. Sall, géologue, est né le 11 décembre 1961 à Fatick, au Sénégal. Avant de devenir président, il a été premier ministre du pays de 2004 à 2007 sous la présidence d’Abdoulaye Wade. Issu d’une famille modeste de cinq enfants, Sall a étudié le génie géologique et la géophysique à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, où il a obtenu son diplôme en 1988. Il a également fréquenté l’Institut français du pétrole en région parisienne. En 2000, il devient conseiller spécial pour l’énergie et les mines. Il est ensuite devenu ministre des mines, de l’énergie et de l’eau en 2001. En 2002, il devient maire de sa ville natale, Fatick, en plus d’être chargé des infrastructures et des transports. Il est devenu ministre d’État cette année-là. Il est ensuite devenu ministre de l’intérieur et des collectivités locales en 2003. L’année suivante, il est nommé secrétaire général adjoint du Parti démocratique sénégalais (PDS) de Wade. Il est également devenu le quatrième premier ministre de Wade après le limogeage de son prédécesseur, Idrissa Seck.
M. Sall a démissionné de ce poste en 2007. Il a ensuite été élu président de l’Assemblée nationale, dans le cadre de la coalition Sopi, qui a permis à Wade d’accéder à la présidence lors de l’élection présidentielle de 2000. Cependant, son audace de convoquer le fils de son mentor, Karim Wade, président de l’Agence nationale de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), pour une audition d’audit à l’Assemblée nationale concernant les chantiers de construction à Dakar pour le sommet de l’OCI prévu en mars 2008, l’a fait connaître. Cette décision, interprétée par certains analystes comme une volonté de Sall de contrecarrer la possibilité pour Karim de succéder à son père, lui a valu une désaffection au sein du PDS. Furieux de l’audace de M. Sall, les dirigeants du parti ont voté la suppression de son poste de deuxième homme le plus puissant du parti.
Par ailleurs, et de manière assez fortuite, l’Assemblée nationale a voté la réduction de cinq ans à un an seulement de la durée du mandat de sa présidence, dans le but évident d’évincer M. Sall. Pourtant, le président Sall n’a pas cédé jusqu’à ce que l’Assemblée adopte une résolution visant à le démettre de ses fonctions. Voyant clairement les signes sur le mur, Sall, qui avait été le protégé de Wade pendant toutes ces années, a démissionné du PDS de son mentor pour créer son parti, l’Alliance pour la République-Yaakaar (APR-Yaakaar), en compagnie d’une trentaine d’anciens responsables du PDS de Wade. En 2009, il a été réélu maire de Fatick sous l’étiquette de son nouveau parti. M. Sall a rapidement profité de la baisse de popularité et de la fortune politique de son ancien mentor pour tenter d’accéder à la présidence.
Dans un contexte de désillusion intense des Sénégalais face à l’augmentation du coût de la vie, à la médiocrité des infrastructures, à la pénurie de développement et à la quête de Wade pour un troisième mandat de sept ans, la popularité de Sall a grimpé en flèche, ce qui lui a permis de remporter le premier tour face à Wade en février 2012. Avec 27 % des suffrages exprimés, il talonne les 35 % de son ancien mentor devenu grand rival. Réalisant que M. Sall était à portée de main de la présidence, d’autres candidats de l’opposition ont pesé de tout leur poids pour former une alliance concertée visant à évincer constitutionnellement M. Wade et à contrecarrer sa tentative de se maintenir inconstitutionnellement au pouvoir au-delà de la limite de deux mandats consécutifs. Le soutien de l’opposition a renforcé la popularité de M. Sall, ce qui lui a permis de battre M. Wade lors du second tour de mars. Il a remporté une victoire écrasante, avec 66 % des suffrages exprimés contre 34 % pour M. Wade.
La présidence de Sall
Après son investiture en tant que quatrième président du Sénégal le 2 avril 2012, M. Sall n’a pas perdu de temps pour réduire le cabinet présidentiel afin d’économiser des fonds indispensables à la nation. Il a supprimé certains privilèges ministériels et aboli 59 commissions et directions qu’il jugeait inutiles. Parmi ces institutions publiques figurent l’Agence nationale des nouveaux ports du Sénégal, la Direction de la construction des petits avions, l’Agence nationale de la Haute Autorité du désert, l’Office sénégalais de la propriété industrielle et de l’innovation technologique, qui fait double emploi avec l’Agence sénégalaise de la propriété industrielle et de l’innovation technologique. Il a également fait auditer la gestion du pays par Wade. Dans le cadre de sa lutte contre la corruption, M. Sall a redonné vie à la Cour de répression de l’enrichissement illicite et a créé un Office national de lutte contre la corruption ainsi qu’une Commission nationale de restitution des biens et de recouvrement des avoirs mal acquis. Le gouvernement de M. Sall a également annoncé une réduction des prix de l’huile, du riz et du sucre, dans le cadre de mesures visant à réduire le coût de la vie pour les citoyens ordinaires tout en augmentant les paiements de pension.
Les paysans ont également reçu des subventions d’urgence. M. Sall a également entrepris de donner vie à l’une de ses principales promesses de campagne, à savoir la réduction de la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans, ainsi que la limitation à deux mandats. Il a soumis ses propositions au Conseil constitutionnel en janvier 2016. Le Conseil a toutefois rejeté la demande de M. Sall de réduire son mandat présidentiel, mais les autres propositions, y compris la réduction du mandat présidentiel qui devait prendre effet après son départ, ont été autorisées à être soumises à un référendum, qui s’est tenu en mars. Plus de 60 % des votants se sont prononcés en faveur des changements. L’un de ses principaux projets est la construction ambitieuse de Diamniadio, une ville bien planifiée destinée à alléger la charge d’activité de Dakar, la capitale nationale surpeuplée, dans le cadre de son ambition de transformer le pays en un « Sénégal émergent ». En 2019, M. Sall a remporté un second mandat avec 58 % des voix lors de l’élection présidentielle du 24 février.
S’agit-il d’un coup d’État constitutionnel voilé et opportuniste de la part de Sall pour prolonger son séjour ?
Bien que M. Sall ait annoncé plusieurs mois auparavant qu’il n’allait pas enfreindre la Constitution sénégalaise et briguer un troisième mandat, sa suspension du scrutin du 25 février – une décision sans précédent dans son pays – a suscité angoisse et suspicion. Déjà, l’annonce tardive et à contrecœur de M. Sall, selon laquelle il ne briguerait pas un troisième mandat, a mis la nation en émoi. Par conséquent, sa décision de retarder le scrutin renforce en quelque sorte les soupçons que ses détracteurs nourrissaient à son égard. Profite-t-il simplement d’une situation qui ne nécessite pas son intervention pour se perpétuer au pouvoir pendant au moins une année extraconstitutionnelle sans avoir l’air de contrevenir à la Constitution en enfreignant la limite de deux mandats ? Dans une région où la plupart des dirigeants éprouvent des difficultés à quitter leurs fonctions à l’issue de leur mandat, la démarche de M. Sall, aussi altruiste qu’il veuille le faire croire au monde, semble plutôt avoir une arrière-pensée égoïste : rester au pouvoir au-delà de son mandat constitutionnel. Cela envoie un mauvais signal aux autres dirigeants de la région. Pour une région qui a connu huit coups d’État au cours des trois dernières années, la décision de M. Sall laisse présager des conséquences néfastes qui pourraient entacher les références démocratiques du pays. Elle risque de faire naître des révolutionnaires et/ou des putschistes, qui pourraient vouloir exploiter la colère de la population pour subvertir la démocratie. Elle risque d’engendrer le chaos au Sénégal et dans la région. Sall doit savoir qu’il n’y a pas de démocratie parfaite dans le monde et qu’il ne peut pas être et ne sera pas le premier « messie » à racheter les fautes démocratiques de son pays, aussi tordues soient-elles. Une démocratie défectueuse vaut mieux qu’un coup d’État constitutionnel. Une démocratie défectueuse est plus tolérable qu’un coup d’État déguisé. Une démocratie défectueuse vaut mieux qu’un autre exemple de dirigeant africain cherchant à utiliser tous les moyens nécessaires pour se maintenir au pouvoir. Une démocratie défectueuse doit être laissée à elle-même. Elle n’a certainement pas besoin de l’aide d’usurpateurs et de prétendants. Il est vraiment dommage que M. Sall ait entaché son héritage par ce geste politique insondable qui le hantera jusqu’à la fin de sa vie publique. Aujourd’hui, il semble que le Sénégal ait plus besoin d’être sauvé par M. Sall que par les injustices, les iniquités ou les méfaits politiques qu’il a l’intention de réparer.