Introduction
La guerre froide a donné naissance à un binaire idéologique qui a persisté dans l’après-guerre froide (Joenniemi, 1993 ; Papadopoulos, Heslop, & Beracs, 1990). Les États socialistes ou non occidentaux sont toujours considérés comme des adversaires et leurs récits comme manipulateurs (Mazarr, Casey, & Demus, 2019). Ce cadrage simplifie les réalités géopolitiques complexes et renforce l’idée de la supériorité morale de l’Occident. Au cours des dernières décennies, la Russie a été largement considérée comme un pourvoyeur de désinformation, en particulier en Afrique (voir Africa Center for Strategic Studies, 2024 ; Nwonwu et a., 2024 ; Kilkenny, 2021 ; Grassegger, & Krogerus, 2017). Les gouvernements occidentaux ainsi que leurs plateformes médiatiques ont à maintes reprises souligné les campagnes de désinformation soutenues par le Kremlin, allant de la propagande en ligne aux opérations médiatiques contrôlées par l’État (voir Département d’État américain, 2024 ; Borshchevskaya, 2023 du Washington Institute, entre autres). Bien que ces accusations ne soient pas négligeables, elles soulèvent quelques questions fondamentales : qu’est-ce qui constitue exactement de la désinformation et qui fixera les critères de la vérité ? Et le fait de pointer du doigt la Russie ne s’inscrit-il pas dans le cadre d’une géopolitique existentielle où l’Occident maintient sa position de gardien des faits ? Cet article soutient donc que l’Afrique doit porter un regard critique sur les récits de désinformation en comprenant les intérêts géopolitiques qui les façonnent souvent. En situant la désinformation russe dans le contexte plus large de l’influence occidentale et de la manipulation de l’information, cet article appelle à une perspective africaine équilibrée et indépendante sur la question.
Définir la désinformation : La vérité de qui ?
Le concept de désinformation est loin d’être neutre. Sa signification et sa pratique s’inscrivent dans des contextes idéologiques et politiques assez spécifiques et de portée limitée (Adams et al.2023 ; Jerit & Zhao, 2020). Les accusations de désinformation russe reposent sur des notions biaisées et occidentales de la vérité. Les médias et les gouvernements occidentaux présentent généralement leur version comme factuelle, tandis que les autres, y compris les perspectives alternatives, sont qualifiées de propagande. L’étiquette de désinformation est appliquée de manière très sélective. Chaque fois que la Russie commente ses relations ou ses partenariats avec l’Afrique ou qu’elle critique l’intervention occidentale, elle est rapidement qualifiée de propagande. En revanche, lorsque l’Occident se prononce sur sa vision de la démocratie, de la gouvernance ou de la géopolitique, ces déclarations sont présentées comme des faits, des vérités neutres et objectives. La question se pose donc de savoir qui détermine ce qui constitue de la désinformation et sur quelle base ? L’Occident, qui a une longue tradition de modeler les récits mondiaux pour les adapter à ses objectifs, peut-il être un intermédiaire honnête en matière de désinformation ?
Cette dynamique prend une tournure très spécifique dans le contexte de l’Afrique. Les puissances occidentales, par la diffusion de la propagande colonialiste jusqu’aux récits actuels liés à la gouvernance, à la sécurité et au développement, ont traditionnellement contrôlé la manière dont l’information circule sur le continent. Toute accusation portée contre la Russie doit donc être replacée dans ce contexte historique : s’agit-il de sauvegarder la souveraineté des États africains ou cela fait-il partie d’un vaste plan d’influence visant à maintenir un monde multipolaire ?
Le cadrage géopolitique de la Russie en tant que « méchant ».
La désinformation est conventionnellement définie comme une information fausse ou trompeuse, mais cette définition dépend largement de qui détermine la « vérité ». Les canaux d’information mondiaux sont fortement dominés par les États occidentaux, de telle sorte que le monopole narratif discrédite les voix dissidentes provenant d’autres États, par exemple la Russie et la Chine. Cette dynamique de pouvoir considère toute autre perspective comme intrinsèquement suspecte, quelle que soit sa validité. Présenter la Russie comme une menace unique pour l’écosystème de l’information en Afrique risque de simplifier une réalité mondiale complexe. Les accusations occidentales de désinformation russe dépeignent souvent le Kremlin comme un agresseur qui sape les valeurs démocratiques et la stabilité en Afrique. Or, cette façon de présenter les choses ne tient absolument pas compte de la longue histoire des pratiques de désinformation mises en œuvre par l’Occident pour faire avancer sa géopolitique. Qu’il s’agisse de la fabrication de renseignements pendant la guerre d’Irak ou de reportages partiels sur les conflits en Afrique, les nations occidentales ne se sont jamais distinguées en colportant les récits qui servent leurs intérêts stratégiques.
De même, l’hypothèse selon laquelle tout ce qui provient de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord et d’autres pays socialistes est de la désinformation est un préjugé bien développé dans le monde entier. En qualifiant immédiatement de faux les récits de ces pays, on se prive de toute possibilité d’examiner correctement le point de vue présenté par ces pays. Par exemple, l’engagement de la Russie en Afrique est réduit à des « campagnes de désinformation » sans tenir compte du rôle des acteurs africains dans la création de ces partenariats ni de l’évaluation critique du contenu des récits russes. De même, les investissements chinois en Afrique sont souvent présentés comme une forme d’exploitation, sans que l’on tienne suffisamment compte des politiques occidentales qui ont également sapé l’autonomie de l’Afrique.
La souveraineté de l’Afrique en matière d’information : Prendre les récits avec un grain de sel
Alors que les activités de la Russie sur le continent – du groupe Wagner à la manipulation des médias – ont fait l’objet, à juste titre, de nombreuses critiques, le même niveau d’examen est rarement appliqué aux acteurs occidentaux. L’absence d’une critique équivalente implique un double standard dans lequel les récits occidentaux sont normalisés et les récits russes pathologisés. Ce cadre binaire prive l’Afrique de la possibilité d’analyser de manière indépendante les diverses influences extérieures et d’y répondre.
L’Afrique doit aborder la question de la désinformation avec prudence, en reconnaissant que tous les récits extérieurs, qu’ils proviennent de la Russie, de l’Occident ou d’autres puissances mondiales, sont façonnés par des intérêts spécifiques. L’accent doit être mis sur la construction d’écosystèmes d’information robustes et indépendants qui donnent la priorité aux perspectives et aux réalités africaines. Plutôt que d’accepter sans critique les critiques occidentales sur la désinformation russe, les nations africaines devraient évaluer la crédibilité et les motivations de tous les récits étrangers.
Pour y parvenir, les gouvernements et les institutions africaines doivent investir dans l’éducation aux médias, promouvoir le journalisme local et favoriser des plateformes médiatiques diverses et indépendantes. En renforçant les voix et les perspectives africaines, le continent peut éviter de devenir un champ de bataille pour des récits étrangers concurrents. Cette approche permet non seulement de renforcer la souveraineté de l’Afrique en matière d’information, mais aussi de garantir à ses citoyens l’accès à une pluralité de points de vue.
Conclusion
Le discours de désinformation russe en Afrique est profondément ancré dans les luttes de pouvoir mondiales. Si les actions de la Russie méritent d’être examinées de près, il en va de même pour les récits et les motivations de ses accusateurs. L’Afrique doit faire preuve d’esprit critique à l’égard de ces récits et les prendre, pour ainsi dire, avec une pincée de sel. Il faudra pour cela créer un paysage de l’information indépendant et autodéterminé, résistant à l’action manipulatrice de tous les acteurs tiers. Ce n’est qu’alors que l’Afrique pourra s’approprier ses récits et veiller à ce que ses histoires soient véritablement racontées avec intégrité et honnêteté.
Référence
Adams, Z., Osman, M., Bechlivanidis, C. et Meder, B. (2023). (Pourquoi) la désinformation est-elle un problème ? Perspectives on psychological science : a journal of the Association for Psychological Science, 18(6), 1436-1463. https://doi.org/10.1177/17456916221141344
Centre d’études stratégiques de l’Afrique (2024),. Cartographie d’une vague de désinformation en Afrique – Centre d’études stratégiques pour l’Afrique. Consulté le 9 décembre 2024, sur https://africacenter.org/spotlight/mapping-a-surge-of-disinformation-in-africa/
Borshchevskaya, A. (2023). La machine de désinformation russe a un avantage au Moyen-Orient. Consulté le 9 décembre 2024 sur https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/russias-disinformation-machine-has-middle-east-advantage
Grassegger, H. et Krogerus, M. (2017). Fake news et botnets : How Russia weaponised the web | Cyberwar. Consulté le 9 décembre 2024 à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/technology/2017/dec/02/fake-news-botnets-how-russia-weaponised-the-web-cyber-attack-estonia
Jerit, J. et Zhao, Y. (2020). Political Misinformation. Annual Review of Political Science, 23(1), 77-94. https://doi.org/10.1146/annurev-polisci-050718-032814
Joenniemi, P. (1993). Neutrality beyond the Cold War. Review of International Studies, 19(3), 289-304. http://www.jstor.org/stable/20097339
Kilkenny, E. (2021). La désinformation russe – Le multiplicateur de force technologique. Global Insight : A Journal of Critical Human Science and Culture, 2(1), 1-11. https://doi.org/10.32855/globalinsight.2021.001
Mazarr, M. J., Casey, A. et Demus, A. (2019). Hostile Social Manipulation (Manipulation sociale hostile). RAND Corporation, Santa Monica, Californie.
Nwonwu, C., Tukur, F., Alo, O. et Korenyuk, M. (2024). La Russie en Afrique : Building influence with war. Consulté le 9 décembre 2024 sur https://www.bbc.com/news/articles/cvg3lky7z7eo
Papadopoulos, N., Heslop, L. A., & Beracs, J. (1990). National Stereotypes and Product Evaluations in a SocialistCountry. International Marketing Review, 7(1). https://doi.org/10.1108/02651339010141365
Département d’État américain, (2024). Les efforts du Kremlin pour répandre une désinformation mortelle en Afrique. Consulté le 9 décembre 2024, à l’adresse https://www.state.gov/the-kremlins-efforts-to-spread-deadly-disinformation-in-africa/