Introduction
Sur l’échiquier politique mondial, la désinformation est devenue l’outil de pouvoir fort des nations dans la poursuite d’intérêts qui transcendent la diplomatie conventionnelle et les stratégies militaires (Wilhelm, 2020 ; Colomina, 2022). Pour la Russie, la désinformation est à la fois un bouclier et une épée : elle coupe les récits du monde et agit comme un manteau pour ses manœuvres géopolitiques (Africa Center for Strategic Studies, 2024 ; Zadorożna & Butuc, 2024 ; Grassegger & Krogerus, 2017). Aujourd’hui, ces machinations placent de plus en plus les pays africains et leurs populations au centre, non pas en tant qu’agents mais comme des pions dans le jeu, exploités, manipulés et sacrifiés pour un agenda plus important. Cet essai examine la manière dont la Russie exploite la désinformation en Afrique, ce que cela signifie pour la souveraineté et la gouvernance du continent, et la nécessité d’une action urgente de la part des pays africains pour lutter contre cette exploitation externe.
La désinformation comme arme géopolitique
La diffusion délibérée d’histoires fausses pour manipuler l’opinion publique est au cœur du plan géopolitique de la Russie depuis de nombreuses années (Broda & Strömbäck, 2024 ; Sánchez del Vas & Tuñón Navarro, 2024). La propagande ainsi que la guerre psychologique, nées à l’époque soviétique, ont laissé place aux nouvelles technologies numériques d’aujourd’hui qui alimentent les campagnes contemporaines de désinformation (Verrier, 2023 ; Kilkenny, 2021). Celles-ci ont trouvé un terrain fertile en Afrique, en exploitant les vulnérabilités socio-économiques, les griefs historiques et les impacts résiduels du colonialisme (Albrecht, Fournier-Tombs & Brubaker, 2024 ; Institute of Development Studies, 2024). La Russie se présente comme un modèle différent de la domination occidentale et, par ce biais, exploite le mécontentement populaire face aux échecs perçus dans les politiques de l’Occident sur le continent (Rumer, 2023).
Ce récit est aggravé par le groupe Wagner, une organisation paramilitaire liée au Kremlin qui non seulement mène des interventions militaires directes, mais sert également de véhicule de propagande pro-russe. Sur les médias sociaux, par l’intermédiaire d’organes d’information contrôlés par l’État comme RT (anciennement Russia Today) et d’opérations clandestines, la Russie concocte des récits dans lesquels elle se présente comme un libérateur opposé à l’oppression néocoloniale. Ces récits trouvent un écho puissant dans les pays en proie à l’instabilité politique, aux privations économiques et à l’insécurité.
Les Africains, pions dans le jeu géopolitique de la Russie
Le Kremlin a réussi à mettre au point un solide mécanisme de diffusion de la désinformation en exploitant les journalistes africains. La faiblesse des rémunérations dans le secteur des médias rend de nombreux journalistes vulnérables aux incitations financières (Ru, Xue et Zhang, 2024 ; Ajaegbu et al., 2015). Selon une enquête menée par Forbidden Stories, des agents russes en République centrafricaine ont récompensé financièrement des journalistes locaux pour qu’ils diffusent de la propagande soutenant les activités militaires russes (Peruchon, 2024). Cette technique exploite généralement les difficultés économiques en offrant une rémunération bien supérieure aux salaires locaux. La Russie propose également aux journalistes africains des visites guidées dans des zones de conflit, notamment dans les territoires occupés par la Russie en Ukraine (Nwonwu, Tukur, Alo et Korenyuk, 2024). Ces voyages ont été bien planifiés pour correspondre aux récits véhiculés par le Kremlin. Par exemple, les journalistes africains qui ont visité Mariupol étaient chaperonnés par des militaires russes et leurs rapports respectifs reflétaient un penchant pro-Kremlin. Ces récits ont ensuite été publiés dans les langues locales, ajoutant ainsi un air d’authenticité et augmentant de manière exponentielle la portée de la propagande russe.
En outre, la Russie emploie des agents mandataires qui se déguisent en journalistes indépendants ou en acteurs neutres pour dissimuler son implication. L’arrestation récente de trois Russes et d’un Biélorusse au Tchad pour avoir diffusé de la propagande associée au groupe Wagner en est un bon exemple (personnel de l’ADF, 2024). Alors que les médias russes ont tenté de délégitimer les actions du Tchad, le gouvernement tchadien a défendu ses mesures comme étant nécessaires à la protection de sa souveraineté et de son écosystème d’information. Ces événements révèlent la stratégie secrète et généralisée du Kremlin pour influencer le discours sur l’ensemble du continent.
Implications pour la souveraineté et la gouvernance en Afrique
Ces campagnes de désinformation, qui font partie des opérations de la Russie, ne sapent pas seulement l’influence occidentale, mais affaiblissent également la souveraineté du continent. En alignant les élites locales, les groupes paramilitaires et parfois même les gouvernements sur les intérêts russes, ces méthodes créent des dépendances qui privent les nations de leur capacité à naviguer de manière indépendante à travers les défis en matière de développement et de sécurité.
La région du Sahel en est un bon exemple. Au Mali, au Burkina Faso et en République centrafricaine, par exemple, le groupe Wagner a comblé les vides sécuritaires créés par l’inefficacité des institutions étatiques et le déclin général de l’engagement occidental. Si ces interventions sont bien accueillies en tant que solution immédiate aux insurrections et à l’instabilité politique, elles ont également des répercussions à long terme. Les engagements soutenus par la Russie sont marqués par des allégations de violations des droits de l’homme, de contrats inéquitables et d’érosion des institutions démocratiques, ce qui rend les nations plus fragiles et moins souveraines qu’auparavant. Cette situation est particulièrement inquiétante, car elle reproduit les mêmes relations d’exploitation que les nations africaines se sont efforcées de surmonter au moment de leur indépendance. Pourtant, en se présentant comme un contrepoids au néocolonialisme, la Russie perpétue ironiquement la dépendance et le contrôle extérieur qu’elle prétend combattre.
Au-delà de la manipulation des médias, la Russie emploie des réseaux de mandataires tels que le groupe Wagner pour mener des campagnes de désinformation en Afrique. Un rapport du Département d’État américain datant de 2024 décrit en détail la manière dont Wagner travaille dans des pays comme le Mali, le Soudan et la République centrafricaine, sous divers prétextes de sécurité ou de coopération économique. Ces actions s’accompagnent d’une propagande efficace pour légitimer la présence de Wagner, affaiblissant ainsi les institutions démocratiques. Cette stratégie de désinformation du groupe Wagner fait partie d’un système plus général d’exploitation des ressources visant à renforcer l’influence russe sur le continent.
L’érosion de la liberté de la presse et son rôle dans la désinformation
Les campagnes de désinformation de la Russie se développent dans des environnements où la liberté de la presse est entravée. Les pays du Sahel dirigés par des juntes, notamment le Mali, le Burkina Faso et le Niger, ont systématiquement empêché l’accès à un journalisme indépendant. Ces gouvernements, dont beaucoup ont formé des alliances avec la Russie, ont suspendu les médias occidentaux critiques, créant un vide qui est comblé par des récits soutenus par la Russie. Dans des pays comme le Burkina Faso, par exemple, les gouvernements interdisent les principaux médias français et restreignent considérablement les activités des journalistes locaux. Au Mali, la suspension des émissions radiophoniques françaises de RFI et de France 24, entre autres, limite la diversité de l’information. Cette suppression des libertés de la presse permet aux plateformes médiatiques soutenues par l’État russe d’avoir une visibilité inégalée dans l’environnement de l’information et de donner aux citoyens peu d’autre choix que de prendre la désinformation pour des faits.
Conclusion
Dans le jeu d’échecs de la politique mondiale, l’Afrique est utilisée comme un pion dans la stratégie de désinformation de la Russie, ce qui rappelle de manière frappante à quel point ce continent peut être vulnérable à la manipulation des autres. Mais ce n’est pas nécessairement le destin de l’Afrique. En reconnaissant ces stratégies, en investissant dans la résilience et en exerçant leur pouvoir, les pays africains peuvent passer du statut de pions à celui d’acteurs à part entière, capables de façonner leur propre histoire et d’assurer leur avenir. Le jeu est loin d’être terminé ; les prochains mouvements diront si l’Afrique sort gagnante ou si elle continue d’être le champ de bataille de puissances concurrentes.
Référence
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Centre d’études stratégiques de l’Afrique (2024) ,. Cartographie de la vague de désinformation en Afrique – Centre d’études stratégiques pour l’Afrique. Consulté le 9 décembre 2024, à l’adresse https://africacenter.org/spotlight/mapping-a-surge-of-disinformation-in-africa/
Ajaegbu, O. O., Ajaegbu, C., Akintayo, J. B., & Temple-Ubani, G. (2015). Journalists Perception of Their Staff Welfare Package and Effective Journalism in Nigeria (A Study of the Guardian and Nigerian Television Authority). International Journal of Recent Research in Social Sciences and Humanities (IJRRSSH), 2(4), 36-45.
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Grassegger, H. et Krogerus, M. (2017). Fake news et botnets : How Russia weaponised the web | Cyberwar. Consulté le 9 décembre 2024 à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/technology/2017/dec/02/fake-news-botnets-how-russia-weaponised-the-web-cyber-attack-estonia
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