Pendant la guerre froide, la liberté était plus qu’un slogan politique, c’était une arme idéologique. Dans son discours de 1947, le président américain Harry Truman présentait le communisme comme une forme de servitude et la démocratie occidentale comme la voie de la libération et de la prospérité (Department of State, n.d). Pour les nations nouvellement décolonisées comme le Ghana, cette vision était irrésistible : la liberté signifiait le rejet de la domination coloniale et l’affirmation de l’autonomie en matière de gouvernance, d’expression et d’identité. Mais la liberté a toujours été un paradoxe. Les théoriciens critiques de l’école de Francfort ont soutenu que la promesse de libération de la modernité produisait souvent de nouvelles formes de contrôle. Horkheimer et Adorno (1944) ont observé que la rationalisation et l’uniformité réduisaient l’individualité, produisant ce que Marcuse (1964) a appelé « l’homme unidimensionnel ». En d’autres termes, la liberté n’était pas absolue, elle était structurée, canalisée et réglementée, souvent pour préserver l’ordre même dont elle prétendait libérer les gens.
Ce paradoxe s’accentue à l’ère numérique. Les médias sociaux ont élargi l’espace d’expression, donnant aux citoyens ordinaires une voix, mais ils les soumettent également au contrôle algorithmique, à la surveillance des données et à la marchandisation (Foucault, 1980 ; Zuboff, 2019). Au Ghana, cela crée une combinaison puissante mais dangereuse : une sphère publique où les griefs sont exprimés librement, mais où les discours nuisibles, la désinformation et les appels radicaux à l’action peuvent se propager sans contrôle. Cet article s’interroge sur la signification de la liberté à l’ère numérique, en s’appuyant sur la théorie critique, les principes constitutionnels et les cas ghanéens contemporains pour explorer où commence et où finit la liberté. Il affirme que les avancées démocratiques du Ghana nécessitent un recalibrage de la liberté, qui équilibre les droits avec les impératifs de responsabilité et de sécurité.
Le Ghana numérique : La liberté rencontre le désordre
Dans l’espace numérique fluide du Ghana, le concept de sphère publique de Habermas (1989) est évident. Habermas, qui est un théoricien clé de la démocratie participative, a imaginé un espace de débat rationnel et critique, où les citoyens délibèrent sur des préoccupations communes. L’environnement médiatique ghanéen répond partiellement à cet idéal. Des hashtags comme #FixTheCountry ont mobilisé les jeunes pour demander des comptes, en utilisant les plateformes numériques comme des arènes de participation démocratique. Mais Habermas a également mis en garde contre le risque de distorsion de la sphère publique par la commercialisation et les intérêts du pouvoir, une mise en garde qui résonne encore aujourd’hui. Le contenu viral est motivé par les clics et non par la raison, amplifiant l’indignation au détriment du dialogue. Prenez le cas de David Kwodow Prah Afful, qui est apparu dans une vidéo virale incitant à la violence contre les fonctionnaires et appelant les « garçons de la rue » à rejoindre une « révolution ». Son arrestation montre que l’État tente de protéger l’ordre public, mais certains commentaires en ligne le soutenant et présentant son arrestation comme une intimidation politique révèlent un contre-public qui se sent aliéné par la politique officielle. Habermas nous aide ici à comprendre que le problème n’est pas seulement une mauvaise parole, mais une sphère publique fragmentée où la délibération rationnelle est remplacée par des débordements émotionnels et publics. En outre, la notion de pouvoir dispersé et productif de Foucault (1980) explique pourquoi la liberté numérique est si complexe. Les plateformes de médias sociaux ne sont pas des espaces neutres, elles régissent ce que les utilisateurs voient par le biais d’algorithmes, privilégiant le contenu sensationnel ou conflictuel parce qu’il suscite l’engagement. Ainsi, même si les Ghanéens célèbrent la liberté d’expression, ils sont subtilement façonnés par des architectures numériques qui encouragent la viralité, l’indignation et le spectacle. Cela peut avoir des conséquences dangereuses. Lorsque des menaces circulent en ligne, comme la vidéo d’août 2025 dans laquelle deux individus menaçaient de tuer le président et la première dame, il ne s’agit pas simplement d’actes d’expression anodins. Elles sont amplifiées par des algorithmes, atteignent un large public et risquent de normaliser l’extrémisme.
La critique de la culture moderne par l’École de Francfort est également pertinente pour les crises morales numériques croissantes du Ghana. La prolifération de la nudité, des fuites sexuelles et de la « création de contenu » explicite sur TikTok et Facebook reflète ce qu’Adorno pourrait appeler la marchandisation du corps par l’industrie culturelle (Luo, & Luo, 2023). Ces tendances remettent en question les normes culturelles ghanéennes et exposent les jeunes publics (bien que TikTok soit classé 12+) à des contenus préjudiciables et exploitants. Le problème n’est donc pas la liberté en soi, mais l’industrialisation de la liberté, la manière dont la parole, la sexualité et l’indignation sont conditionnées pour la consommation. Le Ghana est aujourd’hui confronté à ce que Karl Popper (1945) a appelé le paradoxe de la tolérance : une tolérance illimitée peut permettre à des forces intolérantes de détruire la tolérance elle-même. Si les menaces, la diffamation et l’incitation sont autorisées à se développer sans contrôle, elles peuvent déstabiliser les institutions démocratiques et encourager la violence (Laumond, 2022). Il en résulte un dilemme liberté-sécurité : réglementer trop strictement et risquer l’autoritarisme ; réglementer trop librement et risquer l’extrémisme violent. La réponse de l’État doit donc être calibrée, en utilisant des outils juridiques proportionnés tout en protégeant la dissidence légitime.
Repenser la liberté : La citoyenneté numérique responsable
La constitution ghanéenne de 1992 garantit la liberté de parole, d’expression et la liberté de la presse en vertu de l’article 21, paragraphe 1, point a), et protège explicitement le droit à l’information en vertu de l’article 21, paragraphe 1, point f). Ces dispositions constituent l’épine dorsale de la culture démocratique ghanéenne, permettant un paysage médiatique dynamique et un discours politique vigoureux. Cependant, ces libertés ne sont pas illimitées. L’article 164 de la Constitution autorise des restrictions lorsque le discours menace la moralité publique, l’ordre public ou la sécurité nationale. Cet équilibre constitutionnel est crucial à l’ère numérique, où les contenus préjudiciables peuvent se propager plus rapidement que les autorités ne peuvent réagir. La liberté à l’ère numérique ne peut être traitée comme un chèque en blanc. Elle doit être recadrée comme une liberté responsable, un contrat social partagé équilibrant les droits individuels et la sécurité collective. Pour ce faire, il faut
- Campagnes d’alphabétisation numérique : Apprendre aux citoyens, en particulier aux jeunes, à évaluer de manière critique les contenus en ligne, à identifier la désinformation et à éviter les voies de la radicalisation.
- Systèmes d’alerte précoce : L’utilisation de l’analyse des commentaires, des hashtags en vogue et de l’analyse des sentiments permet de détecter les discours extrémistes émergents avant qu’ils ne débouchent sur des actes de violence hors ligne.
- Réforme juridique : Mise à jour de la loi ghanéenne sur les infractions pénales et autres et de la loi sur la cybersécurité afin de définir clairement l’incitation et le discours de haine en ligne, avec des sanctions proportionnées.
- Interventions structurelles : S’attaquer au chômage, à l’inégalité et à l’aliénation politique qui rendent les messages radicaux attrayants.
L’ère numérique a rendu la liberté plus facile d’accès mais plus difficile à gérer. Le parcours démocratique du Ghana montre que la liberté n’est pas simplement l’absence de contrôle, mais la présence de conditions permettant une participation sûre et significative. Habermas nous aide à comprendre la nécessité de rétablir un débat rationnel ; Foucault nous rappelle que le pouvoir est déjà à l’œuvre dans les espaces numériques ; l’école de Francfort met en garde contre la marchandisation de la culture ; et Popper nous rappelle que la tolérance a des limites. Pour préserver la démocratie, le Ghana doit investir dans la gouvernance numérique, l’éducation civique et la cohésion sociale. La liberté, si elle n’est pas remise en question, peut devenir l’arme même qui mine la société qu’elle est censée libérer. Le défi consiste à s’assurer que la liberté ne signifie pas simplement « tout est permis », mais qu’elle crée un espace où tous les citoyens peuvent s’épanouir sans crainte ni préjudice.
Référence
Adorno, T. et Horkheimer, M. (2000). L’industrie de la culture : Les Lumières comme tromperie de masse (1944). Dialectique des Lumières, 94-136.
Département d’Etat,. La doctrine Truman, 1947. history.state.gov. 16 septembre 2025. https://history.state.gov/milestones/1945-1952/truman-doctrine
Foucault, M. (1980). Pouvoir/connaissance : Selected Interviews and Other Writings, 1972-79, (Ed. Colin Gordon). (Ed. Colin Gordon). New York : Pantheon.
Habermas, J. (1989) La transformation structurelle de la sphère publique : An Inquiry into a Category of Bourgeois Society (Trans. by Burger T. with the Assistance of Lawrence F.). Polity Press, Cambridge, 161.
Laumond, B. (2022). Addressing the paradox of tolerance in liberal democracies : why do France and Germany respond different to right-wing radicalism ? Journal of Contemporary European Studies, 31(2), 556-573. https://doi.org/10.1080/14782804.2021.2024429
Luo, Z. et Luo, W. (2023). Adorno.
Popper, K. R. (1945). Le paradoxe de la tolérance.
République du Ghana (1992). Constitution du Ghana. Article 21.
Zuboff, S. (2019). L’ère du capitalisme de surveillance. Profile Books.