Introduction
L’expression » intérêts malveillants » recouvre une dynamique subtile mais durable, la poursuite d’objectifs égoïstes par des acteurs qui se présentent comme des alliés du progrès africain (Flashpoint, 2021 ; Wagnsson, 2020). Ces intérêts, tant externes qu’internes, manipulent les récits d’aide, de développement et de modernisation tout en renforçant la dépendance et l’inégalité (Kay, 2011 ; Kumi, 2020 ; Tomohisa, 2001). De la rencontre coloniale depuis le XVe siècle au présent néolibéral depuis les années 1980, la trajectoire de développement de l’Afrique a été façonnée à maintes reprises par des acteurs dont les motivations sont déguisées en réformes mais dont les résultats reproduisent la marginalisation (Brenner & Theodore, 2005 ; Nkrumah, 1965 ; Rodney, 1972).
Dans le cadre de la préparation du Centre for Intelligence and Security Analysis (CISA) à la deuxième édition de la Conférence de haut niveau sur la sécurité, cet article explore les manifestations historiques et contemporaines des intérêts malveillants en Afrique. Il affirme que le sous-développement et les progrès fragmentés du continent sont soutenus non seulement par les structures capitalistes mondiales et les rivalités géopolitiques, mais aussi par les élites nationales qui collaborent avec les puissances extérieures pour perpétuer les systèmes d’extraction, de dépendance et de contrôle. Le thème invite à une réflexion critique sur la manière dont ces intérêts sapent la souveraineté de l’Afrique, faussent ses priorités en matière de sécurité et de développement et façonnent la place du continent dans un ordre mondial inégal.
2. Origines historiques et manifestations contemporaines de l’intérêt malveillant
L’origine de l’intérêt malveillant pour l’Afrique remonte au colonialisme (Rodney, 1972). Le colonialisme a été légitimé par des discours paternalistes sur la civilisation et le progrès, qui dissimulaient les impératifs économiques de l’extraction des ressources et du contrôle territorial. Les puissances européennes ont justifié leur conquête en invoquant le devoir moral d’élever et de civiliser les Africains, une idéologie incarnée par le poème de Rudyard Kipling
Après l’indépendance, ce modèle de domination n’a pas disparu ; il a plutôt évolué vers des formes nouvelles et plus subtiles de dépendance exprimées par des relations commerciales inégales, des conditionnalités d’aide étrangère et l’accumulation de la dette (Frank, 1991 ; Moyo, 2009 ; Nkrumah, 1965). L’État postcolonial, contraint par l’ordre capitaliste mondial et des élites politiques souvent complices, s’est enlisé dans des structures qui ont continué à privilégier les intérêts extérieurs au détriment de l’autonomie nationale. Ainsi, la logique coloniale d’extraction a été reformulée dans le langage du développement et de la modernisation, maintenant la position subalterne de l’Afrique dans la hiérarchie économique internationale. Les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale dans les années 1980 illustrent cette continuité postcoloniale. Présentés comme nécessaires à la réforme économique, les PAS exigeaient des mesures d’austérité, la privatisation et la libéralisation des marchés (Ogola, 2025). Dans la pratique, ces politiques ont démantelé les filets de sécurité sociale, affaibli les institutions de l’État et ouvert les économies africaines à la domination étrangère. Comme l’observent Mkandawire (2001) et Rodney (1972), les États africains ont été restructurés pour servir la logique du capitalisme mondial plutôt que le développement national. La complicité des élites politiques africaines a encore renforcé ce schéma, car nombre d’entre elles sont devenues des intermédiaires qui ont facilité les flux de capitaux et de ressources vers l’extérieur en échange d’un gain personnel ou politique.
Au 21e siècle, la nature des intérêts malmenés s’est diversifiée sans pour autant diminuer. La concurrence géopolitique entre les puissances mondiales, en particulier la Chine dans les années 2010, les États-Unis et l’Union européenne, a redéfini le rôle de l’Afrique dans les relations internationales. Si l’initiative chinoise Belt and Road Initiative (BRI) est souvent présentée comme un partenariat pour le développement des infrastructures, elle a simultanément aggravé l’endettement de l’Afrique et ravivé les craintes de dépendance néocoloniale (Ajah & Onuoha, 2025). Les gouvernements occidentaux, quant à eux, continuent d’exercer leur influence par le biais de programmes d’aide et d’interventions sécuritaires qui privilégient leurs intérêts stratégiques au détriment de l’autonomie de l’Afrique. Au-delà des acteurs étatiques, les entreprises multinationales sont devenues un élément central de ce réseau d’intérêts malveillants. Les activités des industries extractives du pétrole, de l’or et du cobalt révèlent un schéma de rapatriement des bénéfices, de dégradation de l’environnement et d’appauvrissement des populations locales. Par exemple, les secteurs de l’or et du pétrole au Ghana restent dominés par des entreprises étrangères dont les opérations sont facilitées par les élites locales grâce à des contrats opaques et à la captation de la réglementation. De même, en République démocratique du Congo (RDC), la demande mondiale de cobalt, essentiel pour les technologies d’énergie renouvelable, a entraîné l’exploitation et le déplacement de la main-d’œuvre, soulignant l’ironie d’un développement « vert » fondé sur la souffrance africaine.
4. L’économie politique des intérêts contestés et les conséquences pour le développement et la souveraineté
La persistance d’intérêts malveillants en Afrique peut être comprise à travers le prisme de la théorie de la dépendance et de l’économie politique critique. Les théoriciens de la dépendance, tels que Walter Rodney, affirment depuis longtemps que le système capitaliste mondial est structuré de manière à maintenir les économies africaines dans la périphérie, en fournissant des matières premières tout en important des produits finis et des technologies. Cette relation structurelle garantit que l’Afrique reste un fournisseur de valeur plutôt qu’un bénéficiaire. En outre, les cadres de gouvernance de nombreux pays africains ont été façonnés pour répondre aux pressions extérieures. Les réformes néolibérales des années 1990 ont favorisé la privatisation et la déréglementation, souvent au détriment de l’équité sociale et de la responsabilité institutionnelle. Il en résulte ce que Ferguson (1994) appelle la « machine anti-politique », où les projets de développement dépolitisent les inégalités structurelles et masquent les relations de pouvoir sous un langage technique. La faiblesse des institutions, la corruption et l’accaparement des élites créent ainsi un terrain fertile pour l’enracinement d’intérêts malveillants.
Les conséquences de cette dynamique sont profondes, car des intérêts malveillants ont soutenu la dépendance économique, miné la responsabilité démocratique et érodé la souveraineté. Les États africains se retrouvent souvent en équilibre entre les attentes des donateurs et les besoins nationaux, ce qui conduit à des politiques qui privilégient la validation externe par rapport à la légitimité interne. Le coût environnemental est tout aussi dévastateur. La déforestation, la pollution et l’épuisement des ressources se poursuivent au nom du développement. Sur le plan social, les inégalités se creusent à mesure que les richesses se concentrent entre les mains des élites politiques et des investisseurs étrangers, laissant la majorité dans une situation précaire. L’effet le plus insidieux est peut-être la perte de souveraineté épistémique. Le discours sur le développement de l’Afrique reste fortement influencé par des cadres externes qui définissent le progrès en termes occidentaux. Cette dépendance intellectuelle façonne l’éducation, l’élaboration des politiques et même l’imagination, limitant l’espace pour les systèmes de connaissances indigènes et les paradigmes de développement alternatifs.
Malgré ces contraintes, l’Afrique n’est pas dépourvue d’action. La résurgence de la pensée panafricaniste et des mouvements menés par les jeunes signale un rejet croissant des récits imposés. Des mouvements tels que #EndSARS au Nigéria, #FeesMustFall en Afrique du Sud, les coups d’État sahéliens des années 2020 et l’activisme climatique à travers le continent reflètent l’insistance d’une nouvelle génération sur la justice, la transparence et l’autodétermination. Au niveau régional, des initiatives telles que la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) et la réforme de l’Union africaine représentent des efforts pour récupérer la souveraineté économique et favoriser la collaboration intra-africaine. Toutefois, pour que ces initiatives soient couronnées de succès, elles doivent être accompagnées de réformes de la gouvernance qui démantèlent la capture des élites et garantissent que les bénéfices du développement sont équitablement répartis. Il est essentiel de repenser le développement de l’intérieur, en s’appuyant sur les valeurs africaines, l’équilibre écologique et la justice sociale, si l’on veut sortir du cercle vicieux des intérêts malveillants.
La persistance d’intérêts malveillants en Afrique est le reflet d’une lutte structurelle et idéologique pour le pouvoir, le savoir et les ressources. Si les formes d’exploitation ont évolué du colonialisme au néolibéralisme en passant par la dépendance numérique, la logique sous-jacente de la domination demeure. Une véritable transformation nécessite plus qu’une réforme économique ; elle exige de repenser radicalement la place de l’Afrique dans l’ordre mondial et de cultiver une vision autonome du développement. À moyen terme, pour faire face à la manipulation extérieure et à la complicité interne, il faut agir de manière pragmatique et collective. Les gouvernements africains doivent renforcer les blocs économiques régionaux et intensifier les échanges dans le cadre de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) afin de réduire la dépendance à l’égard des acteurs extérieurs. Le Ghana et les autres États africains devraient investir dans la souveraineté technologique en soutenant l’innovation locale, les cadres de protection des données et les programmes d’alphabétisation numérique qui résistent aux nouvelles formes de dépendance. Il est tout aussi important d’encourager une gouvernance responsable, de limiter la captation des élites, de promouvoir la transparence et de donner à la société civile les moyens d’exiger des dirigeants qu’ils respectent des normes éthiques. En réorientant les politiques vers l’autodétermination, le développement inclusif et l’intégrité institutionnelle, l’Afrique peut tracer un avenir fondé sur la souveraineté, la dignité et le progrès collectif.
Référence
Ajah, A. C. et Onuoha, J. I. (2025). L’initiative chinoise Belt and Road et le développement des infrastructures au Nigeria : Unveiling a Paradigm Shift or Repackaging of Failed Ventures ? Journal of Current Chinese Affairs, 54(2), 119-148. https://doi.org/10.1177/18681026251330645
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Ferguson, J. (1994) The Anti-Politics Machine : Development, Depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho. University of Minnesota Press, Minneapolis.
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Tomohisa, H. (2001). Reconceptualiser l’aide étrangère. Review of International Political Economy, 8(4), 633-660. http://www.jstor.org/stable/4177404
Wagnsson, C. (2020). What is at stake in the information sphere ? Anxieties about malign information influence among ordinary Swedes. European Security, 29(4), 397-415. https://doi.org/10.1080/09662839.2020.1771695

























