1. Introduction
Cet article ne cherche pas à légitimer ou à défendre l’aventurisme militaire russe ou occidental. Au contraire, il examine de manière critique la politique du langage dans le discours sur la sécurité mondiale, en particulier la manière dont les sociétés militaires privées (SMP) sont encadrées. Dans les débats internationaux, les termes utilisés pour décrire ces acteurs ne sont pas neutres ; ils pèsent lourd dans la perception de la légitimité, de la légalité et de la moralité. La même catégorie d’acteurs qui sont des groupes armés fournissant des services militaires à des fins lucratives peut être qualifiée de « mercenaires » ou de « contractants », en fonction de son positionnement géopolitique et discursif. Par exemple, le groupe Wagner, une SMP liée à la Russie et active en Ukraine, en Syrie et dans plusieurs États africains comme le Mali et la République centrafricaine, est régulièrement qualifié d' »organisation mercenaire » dans les médias et les cercles politiques occidentaux. Ce qualificatif est synonyme d’illégitimité, d’anarchie et de déstabilisation. En revanche, Blackwater (aujourd’hui Constellis Holdings), une SMP basée aux États-Unis dont le bilan en Irak et en Afghanistan est tristement célèbre, est principalement décrite comme une « entreprise de sécurité privée ». Ce terme a une connotation plus bureaucratique, plus professionnelle et plus commerciale, et associe ces acteurs à des pratiques d’externalisation légitimes plutôt qu’à des activités de guerre illicites. Ces étiquettes divergentes révèlent moins les entreprises elles-mêmes que les stratégies discursives utilisées pour les positionner dans la politique mondiale. La question centrale de cet article est la suivante : Comment le fait de qualifier les sociétés militaires privées de « mercenaires » ou de « contractants » façonne-t-il les perceptions, la légitimité et la gouvernance de la guerre à l’échelle mondiale ? En explorant cette question, l’article met en évidence le pouvoir discursif du cadrage dans la légitimation de certains acteurs militaires tout en en délégitimant d’autres, et examine les implications que cela a pour le droit international, la perception du public et l’ordre géopolitique.
2. Contexte historique et conceptuel
Le phénomène de la participation d’acteurs privés à la guerre n’est pas nouveau. Des condottieri médiévaux en Italie aux soldats de fortune du XIXe siècle en Afrique et en Amérique latine, des individus et des groupes vendent depuis longtemps leurs services militaires au plus offrant (Leeson & Piano, 2020). Ce qui caractérise le paysage contemporain, c’est l’institutionnalisation et la corporatisation de ces acteurs en sociétés militaires privées (SMP), en particulier depuis la fin de la guerre froide (Adams, 1999). La réduction des effectifs des armées nationales, combinée à l’essor des réformes néolibérales qui ont encouragé l’externalisation des fonctions de l’État, a créé un terrain fertile pour l’épanouissement des SMP. Elles sont devenues une composante centrale, bien que souvent controversée, des conflits dans les Balkans, en Irak, en Afghanistan et, plus récemment, sur les théâtres d’Afrique et du Moyen-Orient.
Dans les débats juridiques et politiques, cependant, le langage utilisé pour catégoriser ces acteurs reste contesté. Le terme « mercenaire » est profondément ancré dans le droit international et comporte de fortes connotations négatives. L’article 47 du protocole additionnel I aux conventions de Genève et la convention internationale des Nations unies contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires (1989) définissent les mercenaires en mettant l’accent sur leur caractère étranger, leur but lucratif et leur absence d’allégeance à un État reconnu. Les mercenaires n’ont pas le statut de combattant ou de prisonnier de guerre en vertu du droit international, ce qui les rend illégitimes pour participer à un conflit armé. En revanche, la désignation « contractant » est apparue dans le cadre d’une conception néolibérale de la guerre qui s’aligne sur la privatisation et la logique du marché. Les contractants ne sont pas décrits comme des profiteurs sans foi ni loi, mais comme des prestataires de services offrant un soutien technique, logistique ou de protection aux États et aux entreprises. Ce langage les situe dans le cadre de contrats légaux et de marchés mondiaux plutôt que dans celui de la violence illicite. La distinction entre « mercenaire » et « contractant » reflète donc non seulement des catégories juridiques, mais aussi des stratégies discursives qui normalisent certains acteurs tout en en stigmatisant d’autres.
Malgré ces tentatives de catégorisation, il n’existe pas de terminologie cohérente d’un contexte à l’autre. Les SMP occidentales telles que Blackwater/Constellis Holding sont souvent décrites en termes neutres ou bureaucratiques, tandis que des groupes comme Wagner sont considérés comme des mercenaires, même si tous deux participent à des opérations de combat et à la fourniture de services de sécurité dans le cadre d’accords contractuels. Cette incohérence souligne que ce qui est en jeu n’est pas tant le comportement empirique de ces sociétés que le cadre discursif qui façonne la manière dont elles sont comprises, réglementées et jugées dans la politique internationale.
3. Théorie du discours et du cadrage
Selon l’universitaire français Michael Foucault, le discours n’est jamais neutre ; il reflète et reproduit les relations de pouvoir (Hill, 2001 ; Chiang, 2015). S’appuyant sur cette perspective, les spécialistes de l’analyse critique du discours (ACD), tels que Fairclough & Wodak (1997), soulignent comment le langage et la représentation façonnent la réalité sociale en privilégiant certaines significations et en en marginalisant d’autres. Dans le contexte des sociétés militaires privées, le discours détermine si ces acteurs sont considérés comme des extensions légitimes de l’autorité de l’État ou comme des profiteurs illégaux opérant en dehors des normes internationales. La théorie du cadrage, introduite par Gregory Bateson et développée par les travaux d’Erving Goffman, est étroitement liée à cette question. Le cadrage consiste à sélectionner certains aspects de la réalité et à les rendre plus saillants dans la communication, favorisant ainsi une interprétation particulière (Littlejohn & Foss, 2009 ; Goffman, 1986). Dans le discours sur la sécurité, des termes tels que « mercenaire » et « contractant » fonctionnent comme des cadres qui façonnent la perception du public et les réponses politiques.
Le mot « mercenaire » évoque des images de non-droit, d’opportunisme et d’illégitimité, plaçant souvent les acteurs en dehors de l’ordre moral et juridique de la guerre. En revanche, le terme « contractant » évoque le professionnalisme, la bureaucratie et la rationalité du marché, alignant les acteurs sur les cadres juridiques et économiques plutôt que sur la criminalité (Barley & Kunda, 2006 ; Cross & Swart, 2020). Ainsi, les cadres ne se contentent pas de décrire la réalité ; ils construisent activement des hiérarchies de légitimité et de moralité. Dans la pratique, cela signifie que les SMP affiliées à l’Occident sont discursivement normalisées en tant qu’entrepreneurs professionnels, tandis que leurs homologues non occidentales, telles que le groupe russe Wagner, sont stigmatisées en tant que mercenaires. Ces choix linguistiques sont profondément politiques, car ils façonnent la gouvernance internationale et renforcent les asymétries de pouvoir au niveau mondial.
4. Comparaison des études de cas
Le contraste entre le Groupe Wagner et Blackwater/Constellis Holdings illustre la manière dont le discours façonne la perception des acteurs militaires privés. Le groupe Wagner, lié aux opérations russes en Ukraine, en Syrie et dans plusieurs États africains, est systématiquement qualifié d’organisation mercenaire par les gouvernements occidentaux, les médias et les institutions internationales. Ce cadrage fait de Wagner un acteur illégitime associé à la guerre de l’ombre, au patronage autoritaire et à la déstabilisation. Le terme « mercenaire » reflète non seulement la nature clandestine de Wagner, mais délégitime également ses activités au sein de l’ordre international, renforçant ainsi l’idée que la Russie utilise des moyens illicites pour étendre son influence.
En revanche, Blackwater/Constellis Holdings, une SMP basée aux États-Unis et tristement célèbre pour son rôle en Irak et en Afghanistan, a surtout été décrite comme une entreprise de sécurité privée. Malgré des incidents tels que le massacre de la place Nisour en 2007, qui a suscité une condamnation mondiale, Blackwater/Constellis Holdings a continué à être présentée dans les médias et dans le discours politique comme une entreprise fournissant des services professionnels dans le cadre de contrats avec le gouvernement américain. Cette étiquette situe l’entreprise dans le cadre de l’externalisation légitime, décrivant ses activités comme une extension de l’autorité de l’État plutôt que comme de la criminalité.
Ces divergences ne sont pas accidentelles mais le résultat d’une reproduction discursive par les médias, les gouvernements et les institutions internationales. Par le biais de déclarations officielles, de reportages et de documents politiques, le même type d’acteur, un groupe armé opérant dans un but lucratif, est placé dans des catégories radicalement différentes en fonction de l’alignement géopolitique. Il en résulte un double standard discursif qui légitime les SMP occidentales tout en stigmatisant les SMP non occidentales, ce qui a de profondes implications sur la manière dont la responsabilité, la légalité et la moralité sont appliquées dans la gouvernance de la sécurité mondiale.
5. Conclusion
Cet article examine la manière dont le discours et le cadrage façonnent la légitimité et la gouvernance des sociétés militaires privées dans la politique internationale contemporaine. En opposant la présentation du groupe russe Wagner comme des « mercenaires » à celle de Blackwater/Constellis Holdings, basée aux États-Unis, comme des « contractants », il apparaît clairement que le langage utilisé pour décrire ces acteurs n’est pas neutre. Il reflète plutôt des asymétries de pouvoir plus profondes dans les récits de sécurité mondiaux, où les SMP affiliées à l’Occident sont normalisées tandis que leurs homologues non occidentales sont délégitimées.
Il est important de noter que cette analyse ne défend ni l’aventurisme militaire russe ni l’aventurisme militaire occidental. Elle met plutôt en évidence la manière dont des mots tels que mercenaire et entrepreneur ont un poids normatif, façonnant les catégorisations juridiques, les perceptions du public et les récits géopolitiques. Ces cadres déterminent si les SMP sont perçues comme des partenaires professionnels de la sécurité de l’État ou comme des profiteurs illégaux, et déterminent à leur tour la manière dont elles sont réglementées, sanctionnées ou ignorées.
Les implications sont importantes : le cadrage discursif reproduit les inégalités mondiales dans la gouvernance de la sécurité et sape la possibilité d’une réglementation internationale cohérente des SMP. Tant que les acteurs occidentaux seront protégés par le langage des contrats tandis que les autres seront condamnés comme mercenaires, la responsabilité restera inégale. Il est donc essentiel de reconnaître la politique de dénomination pour élaborer un cadre plus équilibré et plus transparent de réglementation des acteurs militaires privés.
En fin de compte, le discours entourant les PMC démontre que le langage de la guerre est aussi important que les armes elles-mêmes. L’attribution d’un nom n’est pas un acte descriptif mais politique, qui légitime certaines formes de violence tout en en délégitimant d’autres. Une approche plus cohérente et plus critique de l’encadrement est essentielle si la gouvernance internationale veut dépasser les doubles standards et s’attaquer aux réalités complexes de la guerre privatisée.
Références
Adams, T. K. (1999). Les nouveaux mercenaires et la privatisation des conflits. 29(2). doi:10.55540/0031-1723.1926.
Barley, S. R. et Kunda, G. (2006). Contracting : Une nouvelle forme de pratique professionnelle. Academy of Management Perspectives, 20(1), 45-66. https://doi.org/10.5465/amp.2006.19873409
Chiang, S. (2015). Power and Discourse. The International Encyclopedia of Language and Social Interaction, 1-17. https://doi.org/10.1002/9781118611463.wbielsi149
Fairclough, N. et Wodak, R. (1997). Critical Discourse Analysis. Dans T. van Dijk (Ed.), Discourse Studies : A Multidisciplinary Introduction (Vol. 2, pp. 258-284). Londres : Sage.
Goffman, E. (1986). Frame Analysis. Northeastern University Press.
Hall, S. (2001a). Foucault : Power, Knowledge and Discourse. Dans M. Wetherell, S. Taylor, & S. Yates (Eds.), Discourse, Theory and Practice (pp. 72-81). Londres : Sage publications.
Leeson, P. T. et Piano, E. E. (2020). L’âge d’or des mercenaires. European Review of Economic History, 25(3), 429-446. https://doi.org/10.1093/ereh/heaa020 Littlejohn, S. W., & Foss, K. A. (2009). Framing Theory. Encyclopédie de la théorie de la communication. https://doi.org/10.4135/9781412959384.n151