La quatrième révolution industrielle, « caractérisée par une fusion de technologies qui brouille les frontières entre les sphères physique, numérique et biologique », a vu une explosion des technologies de l’information et de la communication, qui ont révolutionné les affaires mondiales (Schwab, 2016) dans pratiquement tous les domaines à travers le monde, et l’Afrique n’est pas en reste. L’expansion rapide des communications numériques sur le continent a offert de nouvelles possibilités d’engagement, de croissance économique et de partage des connaissances (Mutsvairo, 2018).
Cependant, elle a également ouvert la porte à des pratiques sophistiquées telles que les campagnes de désinformation, dont beaucoup sont parrainées par des États étrangers (Centre africain d’études stratégiques [ACSS], 2023). Parmi les acteurs étrangers les plus prolifiques qui façonnent le paysage médiatique africain, on trouve par exemple la Chine et la Russie. Bien que la désinformation en Afrique soit devenue synonyme de Russie, d’autres acteurs comme la Chine jouent un rôle important dans le jeu, l’utilisant comme un outil d’influence géopolitique (Polyakova & Meserole, 2019).
Cet article se concentre sur l’offensive de désinformation de la Chine en Afrique et sur les stratégies employées par la nation communiste pour tisser ses récits dans les affaires africaines et ce qu’elle cherche à obtenir.
La stratégie de désinformation de la Chine en Afrique
Les campagnes de désinformation de la Chine axées sur l’Afrique ne sont pas purement réactives, mais s’inscrivent dans une initiative géostratégique plus large (Shen et Breslin, 2021). En tirant parti de sa vaste infrastructure médiatique et de ses liens étroits avec des organisations médiatiques africaines, le Parti communiste chinois (PCC) a donné de la Chine l’image d’une puissance mondiale bienveillante, tout en sapant l’influence des États-Unis et d’autres démocraties occidentales (ACSS, 2023).
L’un des éléments clés de la stratégie de désinformation de la Chine consiste à contrôler la diffusion de l’information par le biais de la propriété, de partenariats et de programmes de formation. Le PCC offre aux médias africains l’accès à un contenu bon marché ou gratuit qui s’aligne sur les récits de Pékin, intégrant subtilement de la propagande dans une couverture médiatique apparemment neutre (Wekesa, 2020). Cette stratégie permet à la Chine de blanchir ses messages sous l’apparence de reportages de la base africaine, ce qui leur confère un air de légitimité.
L’approche de la Chine est profondément institutionnalisée, opérant par le biais d’entités telles que le Front uni et le China Media Group (Brady, 2017). Elle investit dans l’infrastructure TIC de l’Afrique, ce qui lui confère un contrôle important sur les communications numériques (Gagliardone, 2019). Les accords de licence, les partenariats de partage de contenu et les programmes de formation destinés aux journalistes africains contribuent à ancrer les récits du PCC dans les écosystèmes médiatiques locaux (Wu, 2021). Avant la pandémie de COVID-19, la Chine a accueilli et formé des dizaines de professionnels des médias africains, façonnant leurs points de vue pour favoriser les intérêts de la Chine.
Les ambassades chinoises en Afrique travaillent en étroite collaboration avec les médias d’État pour renforcer la propagande du PCC tout en faisant pression sur les journalistes africains pour qu’ils évitent toute couverture négative (ACSS, 2023). Cela implique souvent des tactiques d’intimidation, des incitations économiques et le discrédit des reportages défavorables (Nyabola, 2018). En conséquence, les publics africains sont de plus en plus exposés à des versions aseptisées des activités de la Chine sur le continent, tandis que les perspectives critiques restent supprimées.
Contrôle et expansion des médias
Les médias contrôlés par l’État chinois, en particulier Xinhua, sont très présents en Afrique, avec 37 bureaux, soit bien plus que toute autre agence de presse (Shen, 2021). StarTimes, le principal fournisseur chinois de télévision numérique en Afrique, renforce encore son influence en installant des antennes paraboliques dans des milliers de foyers ruraux (Gagliardone, 2019). En outre, la Chine s’est implantée dans le journalisme africain en formant et en employant des journalistes locaux, s’assurant ainsi que ses récits sont diffusés dans les écosystèmes médiatiques africains (Brady, 2017).
Récits stratégiques et censure
Le PCC considère les médias comme un champ de bataille pour façonner l’opinion publique (Shen, 2021). Il promeut les partenariats économiques de la Chine tout en faisant taire les critiques sur ses activités (Nyabola, 2018). Les médias africains qui font des reportages négatifs sur les projets chinois – comme le scandale de corruption du Standard Gauge Railway au Kenya – ont été confrontés à des annulations de publicité et à des pressions financières de la part d’entités chinoises (ACSS, 2023). Cette situation empêche le journalisme d’investigation et limite la couverture critique du rôle de la Chine en Afrique (Gagliardone, 2019).
Levier financier et partenariats avec les médias
La Chine exploite les difficultés financières des médias africains en proposant des accords de partage de contenu, des équipements modernes et des financements en échange de reportages favorables (Wekesa, 2020). Par exemple, l’accord conclu par Xinhua avec le Nation Media Group du Kenya permet à la Chine d’accéder à des millions de personnes à la radio, à la télévision et sur les médias sociaux en Afrique de l’Est et en Afrique centrale (ACSS, 2023).
Formation et opérations d’influence
Des milliers de journalistes africains sont formés en Chine dans le cadre de programmes d’échange et de forums de coopération médiatique (Shen, 2021). Ces initiatives, souvent coordonnées par le Département du travail du Front uni du PCC, créent un « visage africain » pour les récits chinois, faisant apparaître la propagande comme étant d’origine locale (Brady, 2017). Les programmes chinois tels que Africa Live et Faces of Africa sur CGTN adaptent leur contenu au public africain, renforçant subtilement les perspectives pro-chinoises (Wu, 2021).
Contrairement à la Russie, l’approche de la Chine est à long terme, institutionnelle et économique (Polyakova & Meserole, 2019). Les tactiques de la Russie, en revanche, sont plus immédiates, perturbatrices et axées sur l’instabilité politique (ACSS, 2023).
Les campagnes de désinformation russes opèrent souvent par le biais de réseaux occultes, notamment le groupe Wagner et les médias contrôlés par l’État, tels que Russia Today et Sputnik. Ces campagnes visent à amplifier le sentiment anti-occidental, à soutenir les dirigeants autoritaires et à déstabiliser les mouvements démocratiques (Polyakova & Meserole, 2019). Contrairement à la Chine, qui cherche à créer une image positive d’elle-même, la Russie vise à fomenter le chaos et la méfiance à l’égard des institutions établies, en s’appuyant souvent sur des théories du complot et des récits qui divisent (Gagliardone, 2019).
Les opérations d’influence numérique de la Russie sont très souples et s’adaptent rapidement aux contextes locaux. Les campagnes de désinformation soutenues par la Russie ont joué un rôle dans l’influence des élections, la promotion de coups d’État militaires et l’incitation à la violence. Moscou est également connue pour collaborer avec d’autres acteurs étatiques, dont la Chine, afin d’amplifier des récits trompeurs qui servent des intérêts géopolitiques mutuels.
L’impact plus large de la désinformation sur les sociétés africaines
Les campagnes de désinformation ne sont pas isolées. Elles s’inscrivent dans les tendances plus larges de la propagande numérique, où de multiples acteurs étatiques manipulent les récits en ligne pour servir leurs intérêts. Parmi les 189 campagnes de désinformation documentées en Afrique, près de 60 % sont parrainées par des pays étrangers, ce qui souligne l’ampleur de l’influence extérieure sur le paysage médiatique du continent.
La désinformation est plus qu’un problème abstrait : elle a des conséquences concrètes sur les sociétés africaines. La prolifération de récits trompeurs contribue à l’instabilité en alimentant les tensions sociales, en validant les coups d’État militaires et en supprimant les voix de la société civile. Les pays africains en proie à un conflit sont particulièrement vulnérables, avec une médiane de cinq campagnes de désinformation les visant, ce qui souligne la forte corrélation entre l’instabilité et la guerre de l’information.
En outre, la transformation numérique rapide de l’Afrique en a fait un champ de bataille privilégié pour l’influence en ligne. Avec plus de 400 millions d’utilisateurs actifs de médias sociaux et 600 millions d’internautes, le continent affiche l’un des taux les plus élevés de consommation d’informations numériques au monde. Des pays comme le Nigeria et le Kenya sont parmi les premiers au monde en termes d’heures passées sur les médias sociaux, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux efforts coordonnés de désinformation. Il est alarmant de constater que ces mêmes pays sont les plus préoccupés par la désinformation, ce qui témoigne d’une prise de conscience croissante du problème, mais aussi d’un risque accru de manipulation.
Lutter contre l’influence de la désinformation étrangère en Afrique
Pour atténuer l’impact de la guerre mondiale de la désinformation, les pays africains doivent prendre des mesures proactives pour renforcer la résilience des médias :
1. Promouvoir le journalisme indépendant : Il est essentiel de soutenir les médias africains indépendants qui opèrent en dehors de l’influence de la propagande étrangère soutenue par l’État. Les initiatives de financement, de formation et de renforcement des capacités peuvent contribuer à préserver l’intégrité journalistique.
2. Améliorer l’éducation aux médias : sensibiliser le public africain aux tactiques de désinformation et à la manière d’identifier les contenus manipulés peut réduire la vulnérabilité à la propagande.
3. Renforcer la sécurité de l’infrastructure numérique : En veillant à ce que les pays africains gardent le contrôle de leur infrastructure TIC, plutôt que de s’appuyer sur des réseaux contrôlés par des pays étrangers, on peut limiter l’influence extérieure sur les communications numériques.
4. Dénoncer les campagnes de désinformation : La collaboration entre les gouvernements africains, la société civile et les partenaires internationaux peut permettre de suivre, d’analyser et de dénoncer les campagnes d’influence étrangères, afin de les rendre moins efficaces.
5. Diversifier le contenu des médias : Encourager la diversification de la propriété des médias et réduire la dépendance à l’égard du contenu fourni par les organes d’État chinois et russes peut contribuer à créer un environnement d’information plus équilibré.
Conclusion
La quatrième révolution industrielle, qui s’inscrit dans le prolongement de la troisième révolution industrielle qui a utilisé l’électronique et les technologies de l’information pour automatiser la production, offre des opportunités à toutes les régions du monde. L’Occident a tiré parti de la machine à vapeur de la première révolution industrielle pour mécaniser la production, de l’énergie électrique de la deuxième révolution industrielle pour la production de masse et de l’utilisation de l’électronique et des technologies de l’information de la troisième révolution industrielle pour automatiser la production. Ces trois premières révolutions industrielles ont permis aux superpuissances d’émerger et de devenir des puissances géoéconomiques inattaquables, grâce auxquelles elles ont acquis une grande influence géopolitique. Il est donc évident que ces mêmes superpuissances, ainsi que celles qui leur ont emboîté le pas dans la course à l’industrialisation, comme la Chine, la Russie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar, tireront parti de la quatrième révolution industrielle pour consolider leur statut de puissance mondiale et leur influence ou pour l’utiliser à des fins qui favorisent leurs intérêts géopolitiques et économiques.
L’Afrique étant le continent qui offre actuellement les meilleures perspectives économiques et politiques au monde en termes de ressources naturelles et d’alliances politiques, il est tout à fait naturel que ces superpuissances et puissances intermédiaires élaborent des stratégies visant à conquérir le continent ou à savourer une ou deux cuillerées de son miel. La guerre de désinformation sur le continent est donc attendue. Cependant, il incombe à l’Afrique et aux Africains de savoir comment utiliser l’explosion de la communication numérique pour améliorer leur sort. En effet, l’assaut de désinformation en cours sur le continent comporte autant d’opportunités pour l’Afrique que de dangers. Il appartient au continent et à ses dirigeants d’élaborer des stratégies pour en tirer parti dans l’intérêt de l’Afrique.
Références
- Centre africain d’études stratégiques. (2023). L’influence médiatique de la Chine en Afrique : Un défi croissant. ACSS.
- Brady, A. M. (2017). La machine de propagande chinoise. Routledge.
- Gagliardone, I. (2019). La Chine, l’Afrique et l’avenir de l’internet. Zed Books.
- Mutsvairo, B. (2018). La recherche sur les médias et la communication en Afrique. Palgrave Macmillan.
- Nyabola, N. (2018). Démocratie numérique, politique analogique. Zed Books.
- Polyakova, A. et Meserole, C. (2019). L’exportation de l’autoritarisme numérique : Les modèles russe et chinois. Brookings Institution.
- Schwab, K. (2016). La quatrième révolution industrielle. Forum économique mondial.
- Shen, S. et Breslin, S. (2021). China’s influence on African media narratives. Journal of Contemporary China, 30(128), 589-607.
- Wekesa, B. (2020). La communication stratégique de la Chine en Afrique. African Journalism Studies, 41(2), 95-112.
- Wu, Y. (2021). China’s engagement with African media. Journal of African Affairs, 120(479), 345-366.