Introduction
La contagion de la sécurité désigne la propagation de l’insécurité d’un secteur ou d’un groupe à d’autres, tout comme un virus attaque un corps sain (voir Acemoglu et al., 2016). Il ne s’agit pas toujours de conflits armés ou de crimes violents. Parfois, il s’agit de formes de vulnérabilité quotidiennes et à évolution lente qui sapent la sécurité et la confiance du public (voir Adegbite & Odetunde, 2024 ; Oorungbami, 2025). Bien qu’il y ait peu d’études sur ce sujet au Ghana, la prolifération de la mendicité dans les rues reflète exactement cela : une forme rampante d’insécurité qui se propage par la négligence, le désespoir économique, ainsi que l’inaction institutionnelle. Aujourd’hui, Accra, la capitale, et les principaux carrefours tels que Kwame Nkrumah Circle, Tetteh Quarshie Interchange, UPSA Junction, Madina U-turn, Shiashie, et la zone Airport Junction, sont envahis par les mendiants. Il ne s’agit pas seulement d’individus isolés, mais d’une population informelle croissante : des femmes avec des bébés attachés sur le dos, des enfants qui se faufilent dans la circulation pour obtenir des pièces de monnaie, et des personnes handicapées qui tiennent des pancartes implorant de l’aide (voir Osa-Edoh & Ayano, 2012 ; Stones, 2013). Dans la plupart des endroits, les ressortissants étrangers, en particulier ceux de la ceinture du Sahel (Mali et Niger), dominent la scène de la mendicité, ce qui reflète une tendance transfrontalière liée aux déplacements régionaux et à la pauvreté (voir Bøås & Strazzari, 2020 ; Ojedokun & Aderinto, 2015).
Le profil des mendiants s’est élargi et a augmenté au cours de la dernière décennie. Ce qui était un phénomène marginal est devenu normal. Cependant, au lieu d’une réponse politique stricte ou d’une action sociale, la réponse a été essentiellement réactive, avec des mesures de répression périodiques et des protestations publiques sans grande suite. Pendant ce temps, le nombre de mendiants continue d’augmenter et leur présence est normalisée. S’appuyant sur des observations de terrain et sur le concept analytique de contagion sécuritaire, cet article explore la manière dont la mendicité dans les rues d’Accra constitue un indicateur subtil mais significatif de l’aggravation de l’insécurité urbaine. Il vise à examiner les dynamiques transfrontalières et socio-économiques qui sous-tendent cette tendance et la manière dont la gestion de ces vulnérabilités quotidiennes reflète des défis institutionnels et de gouvernance plus larges dans le domaine urbain au Ghana.
2. Cadre analytique : Contagion de la sécurité et urbanisme tactique
La contagion de la sécurité fait référence à la propagation des risques, des comportements ou des attitudes à travers les communautés ou les groupes par le biais des interactions sociales, de l’influence des médias, ainsi que de l’exposition environnementale (Martínez et al., 2023 ; Riggio & Riggio, 2023). Dans ce contexte, la question de la mendicité dans les rues, en particulier dans les espaces urbains très fréquentés tels que le demi-tour de Madina, peut être considérée comme une forme d’insécurité omniprésente et à combustion lente, à la fois visible et cachée, normalisée et tolérée au fil du temps. La contagion sécuritaire souligne l’idée que certaines formes de dislocation sociale, telles que la pauvreté et la marginalisation de populations spécifiques, commencent à éroder la confiance dans l’État et les institutions publiques. Ces expositions progressives à la vulnérabilité affaiblissent le tissu social, entraînant une érosion de la cohésion sociale et une propagation progressive de l’insécurité dans les environnements urbains.
Outre la contagion sécuritaire, l’étude s’appuie sur le concept de Simone (2004) de « personnes en tant qu’infrastructures », qui explore la manière dont les populations urbaines marginalisées naviguent dans la ville par des moyens informels en l’absence de soutien de l’État. Simone suggère que dans les contextes où les infrastructures formelles telles que l’aide sociale, le logement et la sécurité ne répondent pas aux besoins de la population, les individus et les groupes deviennent eux-mêmes des infrastructures (Simone, 2004). Ils créent des réseaux tactiques de survie, s’appuyant sur des réseaux personnels, des stratégies d’improvisation et des pratiques spatiales adaptatives pour se débrouiller dans l’environnement urbain (Simone, 2018, Perera, 2015).
La théorie de Simone aide à contextualiser le comportement des personnes qui pratiquent la mendicité dans la rue. Ils ne sont pas des bénéficiaires passifs de la charité ni de simples victimes d’un système dysfonctionnel. Il s’agit plutôt d’agents actifs qui s’approprient les ressources de la ville (rues, espaces publics, etc.) de manière temporaire et informelle. Les stratégies spatiales des mendiants, la manière dont ils s’insèrent dans des lieux très fréquentés ou dont ils tournent aux intersections, montrent comment les gens peuvent agir comme une infrastructure vivante, improvisant parce qu’ils sont exclus des structures formelles de la ville.
3. La méthodologie
La partie observation de l’étude a été réalisée à Madina, Accra, autour du demi-tour de Madina, du carrefour Zongo, ainsi que de la gare de Madina. Ces zones ont été choisies parce qu’elles présentaient un niveau élevé de mouvements de piétons et de véhicules motorisés, offrant ainsi des emplacements idéaux pour l’étude de la dynamique de la mendicité de rue dans un environnement urbain facilement observable mais normalement négligé. Les observations sur le terrain ont été menées pendant trois mois, entre janvier 2025 et mars 2025. Au cours de ces trois mois, les visites de terrain ont été effectuées aux heures de pointe du matin (de 7h00 à 10h00) et du soir (de 16h00 à 17h00) afin d’observer les heures les plus chargées où les mendiants sont le plus susceptibles d’interagir avec les passants. L’observation du processus a été planifiée pour documenter les modèles de comportement des mendiants, le type de personnes impliquées (par exemple, les femmes avec des enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées), et leurs stratégies spatiales lorsqu’ils recherchent les endroits les plus visibles et l’aide potentielle.
3.1 Considérations éthiques
En raison du sujet délicat de l’étude et de la vulnérabilité de la population, des protocoles éthiques stricts ont été adoptés. L’étude a été menée selon un paradigme d’observation non intrusif, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de contact face à face, d’entretiens ou d’identification des individus. Les informations personnelles ou les caractéristiques identifiables des individus n’ont pas été documentées, et l’intention d’observation s’est limitée aux caractéristiques environnementales et comportementales. Le chercheur a adopté une approche de non-interférence, veillant à ce qu’aucune action n’entrave les actions des personnes observées. Une attention particulière a été portée à ne pas dépeindre les personnes d’une manière qui renforcerait la stigmatisation, la pitié ou le jugement moral. D’une manière générale, la méthode répond à la conceptualisation analytique de la contagion de la sécurité en traitant la mendicité de rue non pas sous sa forme singulière isolée, mais comme un élément d’une écologie plus large de l’insécurité dans l’espace urbain d’Accra. L’interaction dynamique entre l’observation spatiale et les méthodes sensibles à l’éthique garantit que l’analyse est rigoureuse et respectueuse.
4. Résultats et discussion
4.1 Modèles émergents de mendicité dans les rues de Madina
Les observations sur le terrain menées de janvier à mars 2025 au demi-tour de Madina, à la jonction de Zongo et à la gare de Madina ont révélé des schémas significatifs de mendicité dans les rues qui sont symptomatiques de vulnérabilités socio-économiques plus larges. Les mendiants, composés de femmes portant des bébés sur le dos, de jeunes enfants se faufilant dans la circulation et de personnes souffrant de handicaps visibles, ont été observés principalement dans les zones où la circulation des piétons et des véhicules est intense. Ces endroits, en particulier les intersections et les entrées des marchés, ont servi d’espaces clés pour les stratégies de survie informelles. Au cours des trois mois, il est devenu évident que la mendicité dans les rues de Madina n’est pas un problème passager, mais plutôt un symptôme persistant et visible d’une crise urbaine qui s’aggrave. Le positionnement stratégique des mendiants à des carrefours très fréquentés et leur présence régulière pendant plusieurs mois suggèrent un problème systémique, plutôt que sporadique, d’exclusion économique.
4.2 La mendicité dans les rues, une insécurité à feu lent
En utilisant le cadre de la contagion de la sécurité, la pratique de la mendicité dans la rue ne représente pas seulement une difficulté individuelle, mais une insécurité qui s’étend et s’accumule au fil du temps. Cette forme d’insécurité n’est pas marquée par une violence dramatique ou un danger immédiat, mais par une lente érosion de la sécurité publique, de l’ordre social et de la confiance dans la capacité de l’État à s’occuper de ses citoyens les plus vulnérables. À mesure que les mendiants augmentent en nombre et deviennent plus visibles dans les espaces publics, ils contribuent involontairement à créer un environnement de malaise, d’inconfort et de tension sociale. Il est important de noter que le harcèlement par les mendiants a également été observé. Certains mendiants se sont emparés physiquement des piétons qui passaient, s’agrippant même à leurs vêtements pour tenter d’obtenir plus d’argent ou d’attention. Ce type de contact physique non désiré a ajouté un élément de coercition aux interactions, repoussant les limites entre demander de l’aide et forcer une réponse de la part du public.
En outre, des cas de violence verbale ont été signalés, les mendiants criant parfois sur les passants qui les ignoraient, les traitant de « sans cœur » ou d' »égoïstes ». Il est même arrivé que des mendiants, en particulier les plus jeunes, tentent d’intimider ou de menacer les piétons qui refusaient de leur donner de l’argent ou qui se faufilaient dans la foule. Ce niveau de harcèlement complique un scénario par ailleurs tragique, en introduisant une forme de violence sociale dans ce qui devrait être une simple interaction de compassion. Le modèle de contagion de la sécurité permet d’expliquer comment ces tensions se développent au fil du temps, créant une atmosphère où l’espace public devient un lieu de vulnérabilité à la fois visible et invisible, érodant la confiance et la cohésion sociale au sein de la communauté.
4.3 Les personnes en tant qu’infrastructure : L’urbanisme tactique par le bas
Conformément à la notion de « personnes en tant qu’infrastructures » de Simone (2004) , les mendiants de Madina ne doivent pas être considérés comme de simples bénéficiaires passifs de la charité, mais comme des agents actifs qui naviguent tactiquement dans le paysage urbain. En l’absence d’aide sociale de l’État et d’opportunités économiques formelles, ils forgent des réseaux informels de survie, en s’appuyant sur des stratégies spatiales telles que le positionnement à des carrefours très fréquentés, près des vendeurs de nourriture ou à l’entrée des marchés où le trafic piétonnier est important. Chez les enfants en particulier, le petit commerce devient une tactique à double objectif : ils vendent des articles tels que du cirage, des brosses à cheveux et des cotons-tiges, non seulement comme source de revenus, mais aussi comme moyen socialement acceptable de demander l’aumône. Ainsi, leur présence et leurs pratiques reconfigurent subtilement les espaces urbains, remettant en cause les frontières conventionnelles entre informalité, vulnérabilité et esprit d’entreprise. Malgré leur statut marginalisé, ces mendiants font effectivement partie de l’infrastructure urbaine, créant une économie informelle qui fait circuler le capital physique et social. Leur présence, tout en étant un signe d’échec dans le système urbain formel, témoigne également de la résilience et de l’adaptabilité des individus opérant dans l’économie informelle. Ils développent un urbanisme tactique, utilisant les rythmes, les pauses et les flux de la ville pour se maintenir dans un environnement qui ignore largement leurs besoins.
4.4 Insécurité transnationale et présence étrangère
Une dimension intéressante et importante de cette étude est la présence accrue de ressortissants étrangers, en particulier de pays du Sahel tels que le Mali, le Niger et potentiellement le Burkina Faso. Ces personnes, dont certaines parlent le haoussa ou le peul, ont été observées parmi les mendiants, ce qui suggère un mouvement transfrontalier d’insécurité lié aux déplacements régionaux et à la pauvreté. Ces ressortissants étrangers ne sont pas seulement des migrants économiques, mais fuient souvent les conséquences de l’instabilité et des conflits régionaux, ce qui complique encore le paysage urbain déjà difficile de Madina. Leur présence souligne à quel point l’insécurité peut transcender les frontières nationales, en en faisant un problème régional qui s’exprime dans des zones urbaines comme Accra, où convergent des mendiants de différents pays, contribuant souvent au sentiment croissant d’insécurité dans ces espaces publics.
4.5 Silence institutionnel et désensibilisation urbaine
L’une des principales conclusions de cette étude est l’absence de réponse institutionnelle à la mendicité de rue. Au cours des trois mois d’observation, il n’y a eu aucune intervention de la part des agents sociaux, des forces de l’ordre ou des autorités municipales. Cette négligence institutionnelle renforce l’idée que certaines formes d’insécurité, comme la mendicité de rue, sont considérées comme inévitables, voire invisibles. Dans de nombreux cas, c’est comme si cette forme d’insécurité avait été normalisée, n’étant plus considérée comme urgente ou nécessitant une attention particulière. Dans le même temps, une désensibilisation sociale de la population est perceptible. La présence habituelle de mendiants dans ces zones semble avoir conduit à une indifférence collective, les piétons ignorant régulièrement les mendiants ou passant rapidement à côté d’eux sans interaction, comme si la présence d’une telle vulnérabilité faisait simplement partie du paysage urbain quotidien. Dans certains cas, les personnes qui s’engageaient ont été confrontées à des insultes ou à des tactiques agressives, car les mendiants, estimant avoir droit à une compensation, devenaient de plus en plus insistants.
5. Conclusion
Les résultats de l’observation soulignent la fragilité des environnements urbains tels que Madina, où les populations informelles croissantes deviennent plus visibles et leurs luttes plus aiguës. En utilisant la double perspective de la contagion de la sécurité et des « personnes en tant qu’infrastructures » de Simone, il est clair que la mendicité dans les rues représente un problème systémique d’insécurité urbaine, qui se propage au fil du temps, aggrave les tensions sociales et érode la confiance dans les systèmes urbains. Ces observations suggèrent que face à la négligence des institutions et à une dépendance croissante à l’égard des stratégies de survie informelles, les mendiants ne se contentent pas de survivre, mais remodèlent activement l’espace urbain par leur présence. Cependant, leur harcèlement des piétons et la désensibilisation du public à leur sort créent une atmosphère volatile qui affaiblit la cohésion sociale et met en évidence la fragilité urbaine d’Accra. Cette insécurité croissante, si elle n’est pas maîtrisée, risque d’ébranler la stabilité sociale de la ville. Il est donc essentiel que l’intervention de l’État et les réponses communautaires s’attaquent aux causes profondes de la pauvreté, des déplacements et de la marginalisation.
Références
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