Introduction
Depuis leur indépendance du régime colonial, les pays africains sont confrontés à des défis politiques et économiques qui menacent souvent leur développement et leur sécurité (Green, 2023). Notamment, l’Afrique de l’Ouest, dans son histoire post-indépendance, a connu moins d’événements conflictuels et de décès dus aux conflits que les autres sous-régions du continent. Toutefois, le tournant du millénaire a été marqué par une récession des conflits conventionnels et à grande échelle, qui a entraîné l’apparition de nouvelles menaces (Marc, Verjee & Mogaka, 2015). Ces dernières années, le paysage géopolitique de l’Afrique s’est considérablement transformé en raison de l’intensification des activités des groupes insurgés et extrémistes, ainsi que des coups d’État militaires. De 2019 à 2023, dix coups d’État militaires ont eu lieu en Afrique occidentale et centrale (Soudan – avril 2019 et octobre 2021 ; Mali – août 2020 et mai 2021 ; Tchad – avril 2021 ; Guinée – septembre 2021 ; Burkina Faso – janvier 2022 et septembre 2022 ; Niger – juillet 2023 ; et Gabon – août 2023). Quatre de ces pays (le Mali, le Burkina Faso, le Niger et la Guinée) étaient membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) jusqu’à ce que les trois premiers tournent le dos au bloc pour former une confédération. Outre les coups d’État, la sous-région a enregistré plus de 1 800 attaques terroristes (France 24, 2023) au cours du premier semestre 2023. Cela a entraîné la mort de centaines de personnes, le Burkina Faso enregistrant le plus grand nombre de morts (2 725), le Mali (844), le Niger et le Nigéria (77 et 70 respectivement). Cette situation a entraîné une augmentation alarmante de la contagion sécuritaire, un phénomène où l’instabilité et les conflits se propagent au-delà des frontières, que les analystes de la CISA ont analysé sous l’angle de la théorie des systèmes dans l’édition de juin.
D’un autre côté, l’Afrique est depuis des siècles un champ de bataille pour les superpuissances qui cherchent à contrôler les ressources du continent. Contenant des minéraux en abondance, du pétrole, du gaz et des sols fertiles, les richesses de l’Afrique ont toujours été convoitées par les superpuissances mondiales désireuses d’étendre leurs sphères d’influence (Rodney, 1972 ; Nkrumah, 1965). Cette rivalité remonte à l’époque de la formation des colonies, jusqu’à aujourd’hui, ce qui prouve à quel point cette compétition reste réelle, avec des exemples actuels tels que la rivalité entre la France et la Russie au sein de l’Afrique (France24 2024). Cette lutte est encore compliquée par la formation de l’Alliance des États du Sahel (AES), une coalition de gouvernements dirigés par des militaires au Mali, au Niger et au Burkina Faso, qui étaient tous d’anciennes colonies françaises. L’AES a rompu ses liens avec la France, la CEDEAO et l’Occident, s’alignant plutôt sur la Russie, principalement par le biais du Groupe Wagner, pour lutter contre les insurrections dans la région (Al Jazeera, 2024 ; Karr, 2024). Cette évolution a de profondes répercussions sur la coopération régionale, les normes de souveraineté et l’avenir de la sécurité en Afrique. Cet article explore les facteurs sous-jacents de ces changements, en se concentrant sur la façon dont l’affaiblissement de la coopération régionale, l’enhardissement des États et l’influence russe exacerbent les risques sécuritaires dans la région.
Coups d’État militaires et séparation d’avec la France et les États-Unis
Les interventions militaires au Mali, au Niger et au Burkina Faso marquent un moment important dans la perspective transnationale de l’Afrique de l’Ouest, en particulier en ce qui concerne les relations étroites avec la France, leur ancien maître colonial, ainsi qu’avec les États-Unis (Yabi, 2023). Depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont étroitement liés à la France (Parker, & Rathbone, 2007), qui a maintenu une forte présence dans la région par le biais de bases militaires et de liens économiques, même après l’indépendance de leurs colonies. En outre, les États-Unis, qui étaient en concurrence avec l’Union soviétique pour faire accepter leur idéologie (le libéralisme) par les pays nouvellement indépendants dans les années 1950 et 1970, ont également été un partenaire clé du développement sur le continent (Fukuyama, 2012). Dans le cadre d’efforts plus larges de lutte contre le terrorisme dans la sous-région, ils ont fourni une assistance militaire et une formation à ces pays qui luttent contre des groupes d’insurgés. Toutefois, les coups d’État militaires qui ont eu lieu dans ces trois États ont considérablement modifié les liens qui les unissaient, entraînant un réalignement sans précédent des alliances et un nouvel environnement sécuritaire dans la sous-région.
De mars 2020 à juillet 2023, il y a eu au total cinq coups d’État militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Le renversement militaire des gouvernements civils dans ces pays était dû à des échecs de la politique de sécurité intérieure et à un mécontentement général à l’égard de la gouvernance. Dans chaque pays, les militaires ont justifié leurs actions en arguant que les gouvernements n’avaient pas réussi à faire face à la croissance des groupes d’insurgés. La communauté internationale, y compris la France et les États-Unis, a fermement condamné les coups d’État et demandé un retour immédiat à un régime civil. Néanmoins, les nouveaux gouvernements militaires ont considéré leur prise de pouvoir comme une mesure inévitable pour assurer la stabilité et la sécurité dans leur pays. Ces actes de défiance ont encore été démontrés lorsqu’ils ont décidé de couper les liens avec la France, ce qui a impliqué l’expulsion des soldats français du Mali et le retrait d’accords de défense qui duraient depuis de nombreuses années. Bien que les États-Unis n’aient pas été aussi durement touchés, l’influence de l’Occident s’est considérablement réduite au fur et à mesure que les dirigeants de la junte cherchaient de nouvelles orientations.
Le rôle de la CEDEAO et la formation de l’Alliance des États du Sahel
Depuis sa création en 1975, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) joue un rôle crucial dans la promotion de la stabilité et de la sécurité régionales en Afrique de l’Ouest. L’organisation a joué un rôle déterminant dans la médiation des conflits, le soutien à la gouvernance démocratique et la coordination des réponses collectives aux menaces à la sécurité. À la suite des coups d’État au Mali, au Niger et au Burkina Faso, la CEDEAO a rapidement condamné les prises de pouvoir militaires et imposé des sanctions aux nouveaux régimes. L’organisation régionale a également menacé d’intervenir militairement pour rétablir un régime civil, en particulier au Niger, où le coup d’État a été le plus récent et s’est déroulé sous l’œil attentif de la communauté internationale.
Le 16 septembre 2023, les juntes militaires de ces trois pays ont entamé la procédure de création de l’Alliance des États du Sahel en réponse à la menace de la CEDEAO. Le 6 juillet 2024, l’alliance est formellement établie avec une posture anti-France et anti-CEDEAO. L’Alliance des États du Sahel cherche à protéger ses membres contre toute violation de la souveraineté, de l’intégrité territoriale ou de la liberté contre les interventions néocoloniales, en plus de contrer les menaces posées par la CEDEAO.
L’influence de la Russie en tant que partenaire de sécurité
L’attention politique et économique que la Russie porte au Sahel reflète sa stratégie plus large visant à accroître son influence dans le monde par le biais d’alliances avec des pays qui se sentent délaissés par l’Occident. À cet égard, l’AES considère la Russie comme le seul allié dont elle a besoin en matière de sécurité, principalement par l’intermédiaire du groupe Wagner. Ses activités au Sahel s’inscrivent dans un contexte plus large où la Russie et l’Occident sont engagés dans une lutte hégémonique. Par conséquent, l’accueil de l’AES vise non seulement à donner à la Russie un avantage sur le continent africain, mais aussi à accéder à ce qui a été essentiellement réservé à la France dans la région. Néanmoins, l’accroissement de l’influence russe au Sahel n’est pas sans risque. Le groupe Wagner a été accusé de violations des droits de l’homme et ses opérations sont assez opaques, ce qui soulève des questions sur la responsabilité et, à terme, sur les conséquences d’une présence russe dans la région.
Détérioration de la coopération régionale, alliances sélectives et dynamique de la sécurité
L’alliance AES-Russie n’est qu’un exemple des alliances progressives et sélectives qui émergent dans le paysage sécuritaire africain. La plupart de ces alliances reposent sur des considérations pragmatiques, les États s’efforçant de maximiser leur sécurité et leurs intérêts économiques dans un environnement mondial en pleine mutation. La création de l’AES, en alliance avec la Russie, marque un tournant majeur dans le paysage politique de l’Afrique de l’Ouest. Ces territoires sahéliens ont traditionnellement travaillé ensemble dans les limites de la CEDEAO depuis sa formation à Lagos en 1975. Cependant, à la suite des coups d’État au Mali, au Niger et au Burkina Faso, et en réponse aux réactions internationales et régionales à leur encontre, ces pays ont pris leurs distances par rapport à leurs partenaires de longue date sous l’égide de la CEDEAO.
Frustrés par l’inefficacité des initiatives soutenues par l’Occident dans la lutte contre les groupes d’insurgés, ils se sont tournés vers la Russie comme partenaire de sécurité alternatif. L’affaiblissement de la coopération régionale isole davantage la CEDEAO et creuse le fossé entre les pays de l’AES et l’Occident, qui a sanctionné les pays de l’AES, les isolant encore davantage. Le déclin de la collaboration régionale a un impact significatif sur le cadre de sécurité global de l’Afrique de l’Ouest, créant des lacunes que les groupes d’insurgés peuvent facilement exploiter. La coopération de l’AES avec la Russie crée de nouvelles divisions dans toute l’Afrique de l’Ouest, obligeant les pays à naviguer prudemment entre les intérêts discordants des superpuissances mondiales.
En s’alignant sur la Russie, les pays de l’AES s’isolent davantage de leurs alliés traditionnels de la CEDEAO et de l’Occident, ce qui pourrait avoir des conséquences à long terme sur leur stabilité économique et politique. En s’alignant sur la Russie, qui fait également l’objet de sanctions en raison de la guerre en Ukraine, les pays de l’AES risquent de s’aliéner davantage de la communauté internationale, ce qui pourrait nuire à leur stabilité économique et politique. En outre, ces alliances sont souvent fondées sur des besoins de sécurité à court terme plutôt que sur des considérations stratégiques à long terme, ce qui pourrait avoir des conséquences inattendues à terme.
Les normes de souveraineté en danger
Le réalignement de l’AES sur la Russie et son retrait de la CEDEAO reflètent une remise en question plus large des principes de souveraineté et de non-ingérence qui ont guidé les relations internationales en Afrique jusqu’à présent. Cette redéfinition de la souveraineté ne se limite pas au Sahel ; il s’agit plutôt d’une tendance émergente dans toute l’Afrique, où les États remettent en question les normes conventionnelles de souveraineté, en particulier en termes de sécurité et de lutte contre le terrorisme. Cette évolution s’explique en partie par l’incapacité des mécanismes internationaux et régionaux actuels à répondre efficacement aux défis complexes auxquels la plupart des États africains sont confrontés en matière de sécurité.
Pour faire face à ce dilemme, les gouvernements ont réagi en formant de nouvelles alliances, en particulier avec la Russie, qui leur offre un certain degré d’indépendance dans la gestion de leurs affaires de sécurité. Cette évolution a une conséquence dangereuse : en remettant en cause les normes de souveraineté, le SEA et d’autres entités similaires risquent d’ébranler les principes de non-ingérence et d’intégrité territoriale qui constituent le fondement des relations internationales africaines depuis la fin du colonialisme. La stabilité régionale risque de s’éroder davantage si les États deviennent désireux d’intervenir dans les affaires de leurs voisins, soit directement, soit par l’intermédiaire de mandataires tels que le groupe Wagner.
L’avenir de la contagion de la sécurité dans l’AES
L’alliance entre l’AES et la Russie, associée à leur rupture avec la CEDEAO, représente un changement significatif dans la dynamique de sécurité de l’Afrique de l’Ouest. Il pourrait s’agir d’une pente glissante, car d’autres pays d’Afrique de l’Ouest pourraient trouver le modèle de l’AES attrayant pour établir des partenariats de sécurité alternatifs en dehors du cadre occidental traditionnel. Cette tendance pourrait conduire à une plus grande instabilité dans la coopération régionale en Afrique de l’Ouest, car les pays pourraient donner la priorité à leurs intérêts individuels plutôt qu’à l’action collective. Dans un tel environnement, où les alliances changent fréquemment, les menaces pesant sur les normes de souveraineté, d’intégrité territoriale et de non-ingérence pourraient s’accentuer. Cette situation pourrait également renforcer l’alignement de l’AES sur la Russie, ce qui pourrait avoir des implications plus larges pour la sécurité mondiale. Alors que la Russie continue d’étendre son influence en Afrique, elle pourrait utiliser son implication dans le Sahel comme un tremplin pour projeter sa puissance dans d’autres régions d’intérêt, telles que le Moyen-Orient, ouvrant ainsi de nouvelles lignes de fracture de conflit et de rivalité avec l’Occident.
Conclusion
Les relations plus étroites entre l’AES et la Russie reflètent la concurrence plus large entre les nations pour le pouvoir et l’influence en Afrique. Cette concurrence, motivée par la richesse des ressources et l’importance stratégique de l’Afrique, favorise de nouveaux partenariats et remet en question les notions traditionnelles de souveraineté. À mesure que les pays de l’AES s’éloignent de leurs alliés traditionnels et forgent de nouveaux liens avec la Russie, le risque de propagation de l’instabilité augmente, ce qui pourrait déstabiliser l’ensemble de la région.
La sécurité future du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest dépendra largement de l’évolution de ces changements. Si l’approche AES gagne du terrain, elle pourrait affaiblir la coopération régionale et saper les règles qui ont historiquement régi les relations internationales en Afrique. Cela pourrait donner à des puissances extérieures comme la Russie davantage d’occasions d’étendre leur influence, potentiellement au détriment de la stabilité et de la sécurité régionales.
Référence
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