L’insurrection au Sahel, principalement menée par le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM), lié à Al-Qaïda, est entrée dans une phase profondément inquiétante. Dépassant la stratégie coûteuse et souvent insoutenable consistant à s’emparer physiquement de territoires éloignés et à les tenir, le groupe déploie désormais une forme sophistiquée de guerre économique et psychologique visant carrément à saper l’autorité de l’État et son emprise sur les centres urbains (Rapport du Conseil de sécurité, 2025 ; Responsible Statecraft, 2025).
Cette évolution stratégique exige des réponses immédiates et intégrées de la part des autorités régionales, en particulier celles de l’Afrique de l’Ouest côtière.
Le manuel de jeu : Contrôler sans occuper
Le récent blocus des carburants imposé à la capitale malienne, Bamako, est une parfaite étude de cas. Le JNIM a démontré qu’il était possible d’infliger des souffrances massives aux civils et de paralyser l’économie à distance, sans déployer un seul combattant dans la ville. Cette stratégie vise en priorité à tirer parti de la dépendance des civils et de la fragilité des États (Africa Defense Forum, 2025 ; MEF Online, 2025) :
- L’étranglement économique :
En ciblant et en interdisant les convois d’approvisionnement vitaux – tels que les camions de carburant destinés à Bamako en provenance des États côtiers voisins – le MNI met en évidence l’incapacité de l’État à garantir les services essentiels de base (Rapport du Conseil de sécurité, 2025 ; Texas Public Radio, 2025). Cette pénurie artificielle, qui entraîne la fermeture d’écoles et d’universités, bien qu’elles soient rouvertes par la suite, inflige une douleur sociale et économique maximale et constitue un outil puissant pour éroder la confiance du public (Africa Defense Forum, 2025). Ils s’attaquent également aux principaux couloirs commerciaux et sites industriels afin de réduire les recettes de l’État tout en renforçant leur propre base financière (The Soufan Center, 2025).
- La gouvernance de l’ombre par les dictats sociaux :
Il est alarmant de constater que le JNIM réussit à imposer sa volonté au secteur privé et à la vie quotidienne des citoyens ordinaires. Les diktats du groupe dans le secteur des transports et les menaces explicites à l’encontre des entreprises perçues comme aidant l’armée démontrent une forme efficace de régulation extrajudiciaire des entreprises (Africa Defense Forum, 2025). Cela établit une autorité fantôme qui dicte les conditions d’opération dans de vastes zones, sapant le monopole de l’autorité légitime de l’État (CSIS, 2021).
- Guerre psychologique – Contrôler la narration :
La rhétorique du JNIM assure au public que son combat est uniquement dirigé contre l’État. En contrôlant les flux de marchandises et en créant les conditions d’un retour à la normale, le groupe s’empare du récit de la souffrance des citadins. Cela favorise un détachement psychologique de l’État, la population percevant les insurgés comme la principale influence sur leur réalité quotidienne (Africa Defense Forum, 2025).
L’embrigadement financier : L’interaction avec l’enlèvement
La négociation réussie d’une rançon exorbitante de 50 millions de dollars et d’un échange de prisonniers pour trois étrangers, dont un membre de la famille royale des Émirats arabes unis, représente une victoire stratégique majeure et un coup de pouce financier pour le JNIM (AL-Monitor, 2025 ; Stratfor, 2025). Ce « djihad économique » fait des enlèvements un pilier de leur stratégie (AL-Monitor, 2025).
Ce capital liquide est essentiel :
- Il financera l’expansion, augmentera le recrutement et permettra l’acquisition potentielle d’armements avancés, tels que des drones commerciaux (AL-Monitor, 2025 ; Stratfor, 2025).
- Il s’agit d’un dangereux précédent, qui rend plus probables les futurs enlèvements d’investisseurs étrangers et de ressortissants non occidentaux (Chinois, Indiens, Égyptiens) de grande valeur, et qui paralyse davantage les perspectives économiques de Bamako et la confiance des investisseurs (AL-Monitor, 2025 ; Policy Center for the New South, 2020).
La menace projetée : Que se passera-t-il ensuite ?
Compte tenu de cette stratégie évolutive d’attrition et de guerre économique, les prochains ordres donnés par le JNIM seront probablement des mesures calculées visant à renforcer l’isolement et le chaos des principaux centres urbains :
- Cibler les chaînes d’approvisionnement alimentaire :
Il faut s’attendre à des attaques ou à des blocages des principales artères d’importation de denrées alimentaires essentielles, ce qui entraînera une hausse des prix des denrées alimentaires et une crise humanitaire plus grave (Africa Defense Forum, 2025 ; AL-Monitor, 2025).
- Imposer des taxes informelles :
étendre leur « gouvernance » en publiant des décrets exigeant des « taxes » ou des « frais de protection » des commerçants et des entreprises sur les principales routes commerciales, forçant ainsi le secteur économique à se conformer tacitement (Africa Defense Forum, 2025 ; MEF Online, 2025).
- Sabotage des infrastructures critiques :
Frappes ciblées et non territoriales sur les réseaux électriques ou les infrastructures de télécommunications, provoquant des coupures d’électricité généralisées et des pannes de communication pour démontrer la fragilité de l’État (Conseil de sécurité des Nations unies, 2017).
L’adhésion du public, motivée par le besoin humain fondamental de survie et de sécurité, se poursuivra tragiquement à moins que l’État ne puisse réaffirmer efficacement son contrôle (Africa Defense Forum, 2025).
Impératifs stratégiques pour l’Afrique de l’Ouest côtière
Pour les États côtiers (Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin) qui font face à l’expansion de cette menace vers le sud, les leçons sont claires. La préparation doit être basée sur la résilience, la redondance et le rétablissement du contrat social.
Les autorités côtières devraient se concentrer sur les domaines essentiels suivants :
- Repenser la résilience économique :
Constituer des réserves stratégiques de produits de base essentiels (carburant, céréales) pour une durée minimale de trois à six mois et diversifier les sources d’importation (rapport du Conseil de sécurité, 2025 ; Forum de défense de l’Afrique, 2025).
- Redondance de la chaîne d’approvisionnement :
Cartographier et investir dans des voies d’approvisionnement alternatives, rapidement sécurisables et redondantes reliant les principaux ports aux capitales. Il faut pour cela renforcer la coopération transfrontalière en matière de sécurité (The Soufan Center, 2025).
- Protection des infrastructures critiques (PIC) :
Réaliser une cartographie complète des infrastructures critiques (IC) (par exemple, les dépôts de carburant, les centrales électriques). Élaborer des procédures d’atténuation des risques et investir dans des systèmes redondants (par exemple, des micro-réseaux localisés, des sauvegardes de communication par satellite) pour assurer la continuité opérationnelle en cas d’attaques ciblées (Conseil de sécurité des Nations unies, 2017 ; UN-CTED, 2017 ; OSCE, 2025).
- Renforcer la résilience des citoyens :
Lancer des campagnes éducatives pour contrer les opérations psychologiques des insurgés et enseigner aux citoyens l’autosuffisance et le partage des ressources communautaires pendant les crises. Cela permet de saper la capacité des insurgés à contrôler le discours public (UN-CTED, 2017).
- Protéger le secteur privé :
Mettre en place des canaux de communication clairs et sécurisés et une assistance financière/de sécurité pour les entreprises privées clés. Il est essentiel que les entreprises ne soient plus incitées à se plier aux exigences des terroristes (CSIS, 2021).
- Focus sur la gouvernance locale :
Répondre aux griefs fondamentaux dans toutes les régions. Un gouvernement local réactif et efficace est le meilleur moyen de contrer les tentatives du JNIM d’établir un proto-État fantôme (rapport du Conseil de sécurité, 2025).
La guerre contre la nouvelle stratégie du JNIM est moins une question de territoire que de légitimité. Les États côtiers doivent en priorité démontrer leur capacité à protéger leur population et à maintenir le contrat social, même lorsqu’ils sont soumis à des contraintes économiques et psychologiques lointaines.
Références
Agence France-Presse (AFP). (2025, novembre). Les rançons royales, une source d’argent importante pour les kidnappeurs djihadistes du Mali. AL-Monitor. https://www.al-monitor.com/originals/2025/11/royal-ransoms-top-money-maker-malis-jihadist-kidnappers
Forum africain de défense (FAD) (2025, novembre). Le JNIM bloque l’approvisionnement en carburant du Mali, ce qui aggrave l’insécurité. Africa Defense Forum. https://adf-magazine.com/2025/11/jnim-blocks-malis-fuel-supply-driving-insecurity/
Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS). (2021, juillet). Examiner l’extrémisme : Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin. CSIS. https://www.csis.org/blogs/examining-extremism/examining-extremism-jamaat-nasr-al-islam-wal-muslimin
MEF Online. (2025, novembre). Le blocus pétrolier du Mali est une bombe à retardement régionale et une menace pour les intérêts américains. Forum du Moyen-Orient. https://www.meforum.org/mef-online/malis-fuel-blockade-is-a-regional-time-bomb-and-a-threat-to-american-interests
OSCE. (2025, novembre). Protéger les infrastructures critiques et les cibles vulnérables contre les attaques terroristes. Secrétariat de l’OSCE. https://www.osce.org/secretariat/107809
Centre politique pour le Nouveau Sud. (2020, octobre). Le kidnapping reste un problème majeur au Sahel. Policy Brief. https://www.policycenter.ma/sites/default/files/PB%20-%2020-78%20%28Lyammouri%29%285%29.pdf
L’art de gouverner responsable. (2025, novembre). Le blocus de la capitale malienne par les militants est un test pour les États-Unis. Responsible Statecraft. https://responsiblestatecraft.org/mali-us-jnim/
Rapport du Conseil de sécurité (SCR). (2025, novembre). Briefing : Consolidation de la paix en Afrique de l’Ouest : ce qu’il y a en bleu. Rapport du Conseil de sécurité. https://www.securitycouncilreport.org/whatsinblue/2025/11/briefing-peace-consolidation-in-west-africa.php
Stratfor. (2025, octobre). Mali, UAE : Les EAU auraient versé une rançon de 50 millions d’euros aux djihadistes du JNIM. Stratfor. https://worldview.stratfor.com/situation-report/mali-uae-uae-reportedly-pays-50-million-ransom-jnim-jihadists
Texas Public Radio (TPR). (2025, novembre). Des militants affiliés à Al-Qaïda paralysent l’approvisionnement en carburant de la capitale du Mali. Texas Public Radio. https://www.tpr.org/2025-11-21/al-qaeda-affiliated-militants-cripple-fuel-supplies-to-malis-capital
Le Centre Soufan. (2025, juillet). Le JNIM étend ses lignes de front avec une offensive coordonnée à travers le Mali occidental. The Soufan Center IntelBrief. https://thesoufancenter.org/intelbrief-2025-july-15/
Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU). (2017, février). Résolution 2341 (2017) sur la protection des infrastructures critiques contre les attaques terroristes. France ONU. https://onu.delegfrance.org/IMG/pdf/100217_protection_of_critical_infrastructure.pdf
Direction exécutive du Comité contre le terrorisme des Nations unies (UN-CTED). (2017, mars). Protection physique des infrastructures critiques contre les attaques terroristes. Nations Unies. https://www.un.org/securitycouncil/ctc/sites/www.un.org.securitycouncil.ctc/files/files/documents/2021/Jan/cted-trends-report-march-2017-final.pdf




























