La guerre entre la Russie et l’Ukraine, qui s’est transformée en conflit à grande échelle en février 2022, n’est pas apparue dans le vide. Elle trouve son origine dans les tensions géopolitiques qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique, dans la lutte de l’Ukraine pour se repositionner entre l’influence russe et l’intégration occidentale, et dans les tensions non résolues qui se sont renforcées autour de l’annexion de la Crimée en 2014 (Götz & Ekman, 2024 ; Manboah-Rockson, 2024).Le conflit qui, au départ, semblait être une dispute régionale sur le territoire et l’identité politique s’est depuis transformé en une guerre mondialisée aux implications considérables (Tian, 2024). Alors que le soutien militaire, financier et diplomatique de dizaines de pays s’est déversé sur le champ de bataille, la guerre s’est étendue au-delà de l’Europe de l’Est, attirant des civils, des travailleurs et des migrants vulnérables de régions éloignées du monde (Buriachenko et al., 2025 ; Jain et al., 2022). L’une des dimensions les plus troublantes mais insuffisamment étudiées de cet enchevêtrement mondial est l’utilisation et le recrutement de combattants étrangers. Si le discours international dominant tend à mettre l’accent sur le recrutement par la Russie de ressortissants étrangers, en particulier d’Africains et d’Asiatiques, ce récit est souvent présenté d’une manière qui occulte la réalité plus large : les combattants étrangers participent aux deux côtés du conflit, et les forces qui motivent leur recrutement s’inscrivent dans une économie politique mondiale qui va bien au-delà des actions d’un seul État.
Les combattants étrangers jouent depuis longtemps un rôle complexe dans les guerres internationales. Historiquement, les motivations étaient variées : solidarité idéologique pendant la guerre civile espagnole, radicalisation religieuse en Afghanistan et en Syrie, ou incitations financières dans le cadre de contrats militaires privés (Aldoughli, 2025 ; Jung, 2015 ; Khoirunnisa et al., 2025). Dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, cependant, une dynamique différente émerge, façonnée par le désespoir économique, les réseaux de travail trompeurs et les récits géopolitiques qui dépeignent certains modèles de recrutement comme plus légitimes ou plus alarmants en fonction de leur origine. Ce cadrage inégal a donné l’impression que le recrutement étranger est un phénomène exclusivement ou massivement imputable à la Russie, alors que l’Ukraine accueille également un nombre important de volontaires étrangers, d’investisseurs, d’acteurs liés à des mercenaires et de combattants sous contrat par l’intermédiaire de la Légion internationale et d’autres brigades. (Buriachenko et al., 2025). Pourtant, ces complexités apparaissent rarement dans les discussions générales. Au contraire, les activités de recrutement de la Russie font les gros titres, tandis que la présence de combattants étrangers soutenant l’Ukraine est considérée comme périphérique ou sans problème (Ratelle, 2024). Ce déséquilibre n’est pas simplement une question de surveillance des médias, il révèle comment le pouvoir, la politique et le contrôle narratif interagissent en temps de guerre.
La lettre d’information de septembre du Centre for Intelligence and Security Analysis (CISA) montre comment les économies de conflit mondiales exploitent les populations vulnérables en combinant la tromperie sur le travail et la désinformation. En utilisant le programme russe Alabuga Start comme étude de cas, les analystes ont démontré comment les jeunes, en particulier les Africains, sont attirés dans des conditions d’exploitation par la promesse d’un emploi apparemment légitime. Cette analyse s’aligne sur des révélations plus larges faites au Kenya en novembre 2025, lorsque le gouvernement a annoncé que plus de 200 de ses citoyens se battaient actuellement pour la Russie en Ukraine. Des agences de recrutement, opérant au Kenya et à l’étranger, continuent d’exploiter la pression du chômage local en proposant des emplois frauduleux qui, en fin de compte, conduisent les individus au service militaire. Pour compliquer encore la situation, l’Ukraine a récemment révélé que plus de 1 400 Africains originaires de plus de trente pays se battent actuellement aux côtés des forces russes, souvent après avoir été trompés, victimes de la traite des êtres humains ou contraints. Les responsables ukrainiens ont qualifié ces contrats de « condamnation à mort » et ont exhorté les gouvernements africains à intervenir et à protéger leurs citoyens. L’Afrique du Sud a également signalé qu’au moins dix-sept de ses ressortissants se sont retrouvés dans la zone de conflit, après avoir été attirés par des promesses financières et des intermédiaires trompeurs. Ces cas révèlent un modèle d’exploitation inquiétant qui ne repose pas sur l’idéologie mais sur la vulnérabilité économique.
Cependant, se concentrer uniquement sur ces cas risque de produire une conclusion trompeuse : l’idée que les combattants étrangers sont exclusivement un phénomène russe. Ce n’est pas exact. La Légion internationale ukrainienne a recruté des volontaires du monde entier, notamment d’Afrique, d’Amérique latine, d’Europe et d’Asie. Certains ressortissants africains ont rejoint l’Ukraine par le biais de canaux diplomatiques, de réseaux personnels ou de candidatures directes. Leur histoire fait rarement la une des journaux internationaux. Il en résulte un discours dans lequel la participation africaine ou asiatique du côté ukrainien est occultée, minimisée ou traitée comme insignifiante, tandis que la participation du côté russe est amplifiée. Le problème n’est pas que les tactiques de recrutement de la Russie ne sont pas reconnues, elles méritent d’être examinées, mais que le récit devient déséquilibré lorsque le public mondial est amené à croire qu’un seul camp s’appuie sur la main-d’œuvre étrangère. Ce déséquilibre ne sert ni la vérité, ni l’analyse politique, ni la compréhension du public.
Les expériences vécues en Inde montrent également que la dynamique du recrutement et de l’exploitation s’étend d’un continent à l’autre. À New Delhi, des familles ont exigé le retour de leurs proches qui s’étaient rendus en Russie avec la promesse d’un emploi légitime, avant d’être contraints de signer des contrats militaires rédigés dans une langue qu’ils ne savaient pas lire. Certains ont voyagé avec des visas d’étudiant, d’autres avec des permis de travail, mais beaucoup ont finalement été poussés au combat avec une formation minimale. Ces histoires reflètent les réalités auxquelles sont confrontés les Africains, révélant que l’exploitation de la main-d’œuvre à des fins de guerre n’est pas isolée géographiquement, mais qu’elle se produit partout où la vulnérabilité socio-économique croise des réseaux de recrutement opaques. Et pourtant, même dans ce cas, le récit global tend à présenter le problème comme étant entièrement « russe », laissant de côté le fait que des Indiens et d’autres Asiatiques se sont également portés volontaires ou ont été engagés dans le camp ukrainien, bien que souvent par des voies plus discrètes ou moins médiatisées.
La visibilité sélective des combattants étrangers dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’est pas accidentelle. Elle reflète les alignements géopolitiques, le cadrage médiatique et les attentes morales qui sous-tendent la politique mondiale. Les gouvernements et les médias occidentaux présentent souvent l’Ukraine comme une démocratie libérale qui se défend contre une agression. Dans ce cadre, les combattants étrangers qui soutiennent l’Ukraine sont considérés comme des volontaires sympathiques, tandis que ceux qui se battent pour la Russie sont décrits comme des victimes exploitées ou de dangereux mercenaires. Quelle que soit la position politique de chacun, cette asymétrie narrative pose des problèmes analytiques : elle occulte les moteurs socio-économiques de la participation des combattants étrangers, elle affaiblit les efforts visant à réglementer les voies de recrutement de la main-d’œuvre et elle empêche les gouvernements africains et asiatiques de comprendre pleinement où, comment et pourquoi leurs citoyens se retrouvent dans les zones de conflit.
Au-delà du cadre narratif, la présence de combattants étrangers a de profondes implications pour la sécurité nationale dans l’ensemble des pays du Sud. Les pays dont les citoyens participent à la guerre, volontairement ou par tromperie, peuvent être confrontés à des problèmes de réintégration, à des traumatismes non résolus ou à des vulnérabilités en matière de sécurité lorsque ces personnes reviennent. Les familles qui perdent leur soutien de famille dans ce conflit subissent de profondes pressions économiques et psychologiques. Les relations diplomatiques entre les pays en développement et la Russie ou l’Ukraine peuvent également être mises à mal par des incidents d’exploitation ou de désinformation.
En conclusion, la question centrale n’est pas de savoir quel camp recrute des combattants étrangers ou quel camp est moralement justifié. La préoccupation principale est que le discours mondial met en lumière de manière sélective le recrutement de combattants étrangers d’une manière qui obscurcit le tableau complet, déforme la compréhension du public et empêche des réponses politiques significatives. Une réflexion équilibrée et honnête exige de reconnaître l’existence de combattants étrangers des deux côtés de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, même si l’ampleur, les méthodes ou les motivations diffèrent. Ce n’est qu’avec une telle clarté que les gouvernements, les analystes et les organisations de la société civile pourront élaborer des stratégies efficaces pour protéger les populations vulnérables, réguler la mobilité de la main-d’œuvre et faire face à l’économie politique mondiale qui permet l’exploitation en temps de guerre. Le gouvernement ghanéen doit protéger ses citoyens contre l’exploitation en Ukraine et en Russie en contrôlant les destinations, en travaillant avec les compagnies aériennes pour signaler les itinéraires de recrutement, en mettant en place des programmes de sensibilisation du public, en renforçant les lois sur les activités mercenaires et en prenant des engagements diplomatiques, entre autres. En outre, les rapatriés pourraient également devenir un problème pour le pays et certaines mesures de réhabilitation et de préparation à la sécurité nationale doivent être mises en place pour les réintégrer correctement dans leurs communautés.
Référence
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Khoirunnisa, K., Matthew, B., Jubaidi, D. et Nugroho, A. Y. (2025). The Ukraine-Russia conflict : An international humanitarian law review of the involvement of foreign fighters. Social Sciences & Humanities Open, 11, 101340. https://doi.org/10.1016/j.ssaho.2025.101340
Manboah-Rockson, J. K., Adjuik, R. Y., & Dawda, T. D. (2024). Geopolitics of the Russian-Ukrainian War : Implications for Africa in International Relations. European Journal of Development Studies, 4(4), 14-24. https://doi.org/10.24018/ejdevelop.2024.4.4.197
Ratelle, J.-F. Foreign Fighters in Ukraine Pose Growing, Unaddressed Threat to … www.ponarseurasia.org. 18 novembre 2025. https://www.ponarseurasia.org/foreign-fighters-in-ukraine-pose-growing-unaddressed-threat-to-western-security/
Tian, L. (2024). L’impact du conflit entre la Russie et l’Ukraine sur la stabilité économique mondiale et la sécurité politique. Advances in Economics, Management and Political Sciences, 120(1). https://doi.org/10.54254/2754-1169/120/20242466




























