Introduction
La géopolitique est aujourd’hui devenue un théâtre où des puissances concurrentes s’affrontent, non seulement pour des territoires, mais aussi pour des récits, des valeurs et le contrôle de l’ordre mondial (Dahal, 2024). Le monde assiste à une intensification de la rivalité entre l’Occident, dirigé par les États-Unis et ses alliés, et la Russie, la Chine apparaissant souvent comme un acteur discret mais influent (Rubab et al., 2024). Cette lutte ne se résume pas à une confrontation militaire, même si la guerre reste une expression puissante de la volonté géopolitique, comme on l’a vu en Ukraine (Howlett, 2023 ; Liu & Shu, 2023). Il s’agit également de désinformation, de cyberguerre, de contrôle des données et de cadrage des événements mondiaux de manière à façonner l’opinion publique (Reuter et al., 2024)
L’objectif de cet article est de mettre en évidence les paradoxes de la politique mondiale, en particulier ce que l’on pourrait appeler le « paradoxe de la tolérance » : les nations qui défendent les valeurs libérales de la liberté d’expression, de la souveraineté et de la démocratie suspendent souvent ces mêmes valeurs lorsque leur propre domination est menacée. Cet article examine comment l’Occident présente l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme une menace existentielle pour l’ordre fondé sur des règles, alors que ses propres interventions en Irak, en Afghanistan, en Libye et les opérations militaires musclées d’Israël à Gaza ont été justifiées par des prétextes similaires de sécurité, de lutte contre le terrorisme et de besoins humanitaires. Il s’interroge également sur la manière dont les récits relatifs à la sécurité des données, tels que la diffamation de TikTok, révèlent une compétition plus profonde pour savoir qui doit contrôler les flux d’informations dans un monde numériquement interconnecté. En fin de compte, cet article cherche à déterminer si cette lutte pour la domination rend le monde plus sûr ou si elle nous pousse vers un avenir fragmenté et instable où le pouvoir, plutôt que les principes, est l’arbitre ultime de l’ordre mondial.
La continuité de la rivalité
La guerre froide a peut-être pris fin en 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique, mais sa logique a perduré. L’expansion de l’OTAN vers l’est et le sentiment croissant d’encerclement de la Russie ont maintenu la rivalité en vie, même si c’est sous de nouvelles formes (Mearsheimer, 2014). L’invasion de l’Ukraine en 2022 peut être considérée comme un point de rupture, une tentative de la Russie de réaffirmer sa sphère d’influence et de contester ce qu’elle perçoit comme l’hégémonie occidentale (Zollmann, 2023). Toutefois, une question cruciale se pose ici : l’
Aujourd’hui, la concurrence géopolitique ne se limite pas au champ de bataille ; elle passe aussi par la guerre de l’information. La Russie a été accusée de diffuser de la désinformation pour saper les démocraties occidentales, tandis que les médias occidentaux sont souvent critiqués pour projeter un récit unilatéral qui délégitime les griefs de la Russie. Le paradoxe est que les deux parties s’accusent mutuellement de manipulation, alors qu’elles s’y livrent activement. La question qui se pose est la suivante : qui décide de ce qui est « vérité » et de ce qui est « propagande » ? Le concept de soft power de Joseph Nye est instructif à cet égard : le pouvoir n’est pas seulement une question de coercition (hard power), mais aussi de façonnage des préférences et des valeurs par la persuasion (Nye, 2004). L’Occident et la Russie utilisent tous deux les médias et les plateformes numériques pour faire avancer leurs récits stratégiques. Le problème est que les deux parties revendiquent le monopole de la « vérité ». Comme Herman et Chomsky (1988) l’ont longtemps affirmé, l’information est rarement neutre, elle est produite au sein de systèmes de pouvoir qui décident de ce qui est amplifié et de ce qui est réduit au silence. Des plateformes comme Facebook, X (anciennement Twitter) et TikTok sont devenues des arènes contestées, les gouvernements faisant pression sur les entreprises technologiques pour qu’elles suppriment les contenus « nuisibles » ou qu’elles restreignent l’accès aux applications étrangères. Ainsi, la libre circulation de l’information, l’un des piliers de la démocratie libérale, devient une cible, voire une victime de la rivalité géopolitique.
En outre, l’inquiétude de l’Occident à l’égard de TikTok, invoquant la crainte de la surveillance chinoise, est un exemple de la manière dont le contrôle des données est devenu un champ de bataille essentiel (Stanford University, 2024). L’ironie de la chose, c’est que les géants occidentaux de la technologie, comme Facebook et Google, collectent depuis longtemps des données d’utilisateurs dans le monde entier, souvent avec un minimum de contrôle.
4. Le paradoxe de la tolérance et le rétrécissement de l’espace de neutralité
L’un des aspects les plus frappants de la compétition géopolitique actuelle est que la neutralité est de moins en moins tolérée (Begović & Chadwick, 2025). Les pays du Sud, en particulier l’Afrique par exemple, sont souvent poussés à prendre parti, à condamner la Russie, à s’aligner sur l’Occident ou à risquer des conséquences économiques et diplomatiques. De même, les voix dissidentes au sein des sociétés occidentales qui remettent en question les stratégies de l’OTAN sont souvent qualifiées de « pro-russes » ou de « mal informées ». C’est le paradoxe de la tolérance : l’ordre libéral, qui s’enorgueillit du pluralisme et du libre débat, devient de plus en plus intolérant à l’égard des points de vue alternatifs lorsque sa légitimité est en jeu. La démocratie risque ainsi de se transformer en un espace où la liberté est conditionnelle, accordée uniquement à ceux qui s’alignent sur le récit dominant. La bataille entre l’Occident, la Russie et la Chine n’est pas seulement une question de territoire ou d’influence ; il s’agit de définir les règles du système international. L’avenir sera-t-il celui de la multipolarité, où le pouvoir est partagé entre plusieurs acteurs, ou continuera-t-il à être dominé par l’Occident ? La réponse déterminera non seulement l’orientation future de la géopolitique, mais aussi l’architecture du commerce, de la technologie, de la sécurité et même des échanges culturels.
Conclusion
La lutte entre l’Occident, la Russie et les puissances émergentes comme la Chine est plus qu’un affrontement d’armées ou d’économies ; c’est une lutte pour le sens, la légitimité et le droit de définir le récit mondial. Des champs de bataille de l’Ukraine aux algorithmes des plateformes de médias sociaux, le monde assiste à une compétition où la domination est recherchée non seulement par la force, mais aussi par le pouvoir de façonner la perception. Le paradoxe de la tolérance est au cœur de cette lutte. Les démocraties libérales, qui célébraient autrefois la dissidence et la pluralité, répondent aujourd’hui souvent aux défis géopolitiques en réduisant l’espace pour des perspectives alternatives à l’intérieur et à l’extérieur du pays. De même, la Russie et la Chine se présentent comme les défenseurs de la souveraineté contre l’intrusion occidentale, mais elles suppriment elles aussi la dissidence et contrôlent l’information à l’intérieur de leurs propres frontières.
La question que nous devons nous poser est donc de savoir si cette rivalité mondiale nous conduit vers un monde plus sûr et plus juste, ou si elle renforce un système où la force fait le droit et où la rhétorique des valeurs n’est qu’un outil pour la politique de puissance. Si l’objectif est d’instaurer un ordre véritablement fondé sur des règles, il ne peut s’agir d’un ordre où les règles s’appliquent de manière sélective en fonction de la personne qui détient le pouvoir. Alors que la technologie accélère la vitesse et la portée de l’information, le défi n’est pas seulement de gagner la bataille des récits, mais de créer un espace où de multiples vérités peuvent coexister sans plonger le monde dans le chaos. L’avenir de l’ordre mondial peut dépendre de notre capacité à transcender la pensée à somme nulle et à construire un système où la tolérance, la souveraineté et la justice ne sont pas sacrifiées sur l’autel de la domination.
Références
Begović, M. et Chadwick, S. (2025). Géopolitique et sports. Frontiers in Sports and Active Living, 7. https://doi.org/10.3389/fspor.2025.1650791
Dahal, D. R. (2024). The Shifting Geopolitics. Journal of Political Science, 185-201. https://doi.org/10.3126/jps.v24i1.62863
Fukuyama, F. (1989). La fin de l’histoire ? The National Interest, 16, 3-18. http://www.jstor.org/stable/24027184
Herman, E. S., et Chomsky, N. (1988). Manufacturing Consent. Pantheon.
Howlett, M. (2023). The Russia-Ukraine war as a battle for a bordered land, not bordererland. Political Geography, 101, 102814. https://doi.org/10.1016/j.polgeo.2022.102814
Liu, Z. et Shu, M. (2023). The Russia-Ukraine conflict and the changing geopolitical landscape in the Middle East (Le conflit Russie-Ukraine et l’évolution du paysage géopolitique au Moyen-Orient).
Mearsheimer, J. J. (2014). Pourquoi la crise ukrainienne est la faute de l’Occident : The Liberal Delusions That Provoked Putin. Foreign Affairs, 93(5), 77-89. http://www.jstor.org/stable/24483306
Nye, J. S. (2004). Soft Power. Public Affairs.
Reuter, C., Lee Hughes, A. et Buntain, C. (2024). Combattre la guerre de l’information : état et tendances des contre-mesures centrées sur l’utilisateur contre les fausses nouvelles et la désinformation. Behaviour & Information Technology, 44(13), 3348-3361. https://doi.org/10.1080/0144929X.2024.2442486
Rubab, M., Ali, Z. et Arif, M. S. (2024). La rivalité entre les États-Unis et la Russie au XXIe siècle : New Cold War and Russian Resurgence in the Changing Global Power Dynamics. Spry Contemporary Educational Practices, 3(1), 577-583. https://doi.org/10.62681/sprypublishers.scep/3/1/31
Université de Standford,. (202). De l’application à l’allégorie : The TikTok Ban as a Symbol of Deeper … fsi.stanford.edu. 16 septembre 2025. https://fsi.stanford.edu/sipr/tik-tok-geopolitical-tensions
Zollmann, F. (2023). Une guerre annoncée : Comment les médias grand public occidentaux ont omis l’expansion de l’OTAN vers l’est comme facteur contribuant à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Media, War & Conflict, 17(3), 373-392. https://doi.org/10.1177/17506352231216908