Introduction
La nourriture, souvent considérée comme un simple besoin humain de base, est de plus en plus reconnue comme une ressource stratégique critique ayant de profondes implications pour la sécurité nationale, la stabilité géopolitique et la dynamique du pouvoir mondial. L’imbrication des systèmes alimentaires avec la stabilité économique, les relations géopolitiques et la résilience sociale révèle que les perturbations de la disponibilité alimentaire ne sont plus des problèmes humanitaires isolés, mais de puissants déclencheurs d’instabilité mondiale (Savary et al, 2020). Cette interaction n’est nulle part plus évidente que dans la fragile Afrique de l’Ouest, où l’insécurité alimentaire atteint des niveaux alarmants. Alors que les populations augmentent, que les terres arables se raréfient et que les chocs liés au climat s’intensifient, les systèmes alimentaires apparaissent à la fois comme des points d’ignition potentiels et des outils de résilience dans les affaires mondiales (Canton, 2021 ; Hendrix & Brinkman, 2013).
En Afrique de l’Ouest, où plus de 70 % de la population vit de l’agriculture (Kamenya et al., 2022), l’insécurité alimentaire est à la fois une cause et une conséquence des conflits. La région a connu des cycles récurrents de sécheresse, d’insurrection et d’instabilité politique – des facteurs qui sapent la production alimentaire et perturbent les chaînes d’approvisionnement. Les groupes armés ont de plus en plus utilisé la nourriture comme une arme – en contrôlant les itinéraires de distribution, en pillant les récoltes ou en tirant parti de la faim pour recruter et exercer leur pouvoir (Akinyetun et al., 2024). L’importance stratégique de l’alimentation est renforcée par la concurrence pour les terres agricoles, l’eau et le contrôle de la chaîne d’approvisionnement. Les pays s’engagent dans l’acquisition de terres, la constitution de stocks et les restrictions commerciales pour protéger leurs approvisionnements alimentaires (Wise, 2019). Cela entraîne une volatilité des prix, des tensions diplomatiques et a un impact sur les communautés vulnérables, en particulier dans les pays qui dépendent des importations. Ces dynamiques illustrent la manière dont la sécurité alimentaire est profondément ancrée dans la matrice plus large de la stabilité et de la gouvernance régionales.
Début 2025, près de 50 millions de personnes en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale devraient être confrontées à une insécurité alimentaire aiguë (phase 3+ de l’IPC), une réalité alimentée par un mélange de conflits, de volatilité climatique et de stagnation économique. Les implications plus larges de cette crise dépassent les frontières, risquant de provoquer des débordements régionaux et une contagion sécuritaire aux ramifications mondiales.
Reconnaître la nourriture comme une ressource stratégique nécessite de repenser la politique agricole, le commerce, l’aide humanitaire et la planification de la sécurité d’une manière plus intégrée. Cet article explore le rôle multiforme de l’alimentation dans l’élaboration des résultats en matière de sécurité en Afrique de l’Ouest, en situant la région dans un contexte mondial où l’insécurité alimentaire est de plus en plus liée aux risques géopolitiques et aux défis de la gouvernance mondiale.
La valeur des ressources alimentaires au 21e siècle
La nourriture fonctionne comme une monnaie d’échange du pouvoir, et pas seulement comme un moyen de subsistance, ce qui en fait un facteur déterminant de la stabilité publique, de la légitimité de l’État et de la sécurité nationale. Historiquement, les civilisations se sont développées ou effondrées en fonction de leur capacité à nourrir les populations. Au XXIe siècle, l’alimentation est devenue une ressource essentielle aux dimensions économiques, politiques et environnementales, stimulée par la croissance de la population mondiale et la demande croissante d’aliments sûrs, nutritifs et accessibles (Lawrence et al., 2013). Aujourd’hui, cette dynamique persiste, même si elle est compliquée par la mondialisation, les dépendances de la chaîne d’approvisionnement et le changement climatique.
L’alimentation est une économie mondiale cruciale, employant plus d’un milliard de personnes et contribuant au PIB des pays à revenu faible et intermédiaire, en particulier en Afrique de l’Ouest (Groupe de la Banque mondiale, 2022). Le contrôle de la production alimentaire et des chaînes d’approvisionnement est une priorité stratégique pour les économies développées et émergentes. L’accaparement des terres par les nations les plus riches d’Afrique et d’Asie permet de garantir les futurs approvisionnements alimentaires, tandis que les gouvernements utilisent l’alimentation comme un outil d’influence (Heady & Fan, 2008 ; McKeon, 2014).
Les tendances des prix mondiaux des céréales, en particulier du maïs et du blé, sont restées volatiles, reflétant à la fois les pressions du marché et les chocs géopolitiques. Selon la mise à jour de février 2025 de la Banque mondiale, alors que les prix du blé se sont stabilisés, les prix du maïs ont atteint leur plus haut niveau en 15 mois, ce qui a suscité l’inquiétude des pays tributaires des importations de denrées alimentaires. On estime qu’une hausse de 1 % des prix alimentaires mondiaux fait basculer 10 millions de personnes dans l’extrême pauvreté, ce qui représente un multiplicateur de vulnérabilité stupéfiant.
L’urgence est d’autant plus grande que seuls 3 % du financement mondial du développement sont alloués au secteur alimentaire, bien qu’il soit au cœur de la résilience humanitaire et économique. Parallèlement, l’aide humanitaire mondiale consacrée à l’alimentation a chuté de 30 % en 2023, signalant une dangereuse inadéquation entre les besoins et la réponse (ibid., 2025).
L’alimentation est une ressource environnementale cruciale, car l’agriculture consomme 70 % des ressources mondiales en eau douce et contribue à la déforestation, à la perte de biodiversité et aux émissions de gaz à effet de serre (Kay et al., 2022). Les efforts visant à améliorer la productivité alimentaire sont liés à la gestion de l’environnement et à l’atténuation des émissions de carbone (Rockström et al., 2017). Le changement climatique remodèle la production alimentaire, ce qui en fait un « multiplicateur de menaces » dans les contextes fragiles. La sécurité alimentaire est un déterminant fondamental de la sécurité humaine, car la sous-nutrition chronique et les flambées des prix des denrées alimentaires peuvent déclencher des troubles politiques (Hendrix & Brinkman, 2013). La vulnérabilité du système alimentaire mondial aux chocs met encore plus en évidence la nécessité de traiter la nourriture comme une ressource stratégique.
Afrique de l’Ouest : L’épicentre d’une crise qui se prépare
Tout d’abord, le climat, les conflits et l’effondrement : L’Afrique de l’Ouest est en première ligne de cette crise alimentaire mondiale. La vulnérabilité de la région aux chocs climatiques – sécheresses, inondations et pluies irrégulières – a réduit les rendements agricoles et sapé les systèmes de production locaux. Par exemple, les prix du sorgho et du millet au Burkina Faso ont augmenté de plus de 55 % en raison des inondations, des coûts de transport et des perturbations du marché (Banque mondiale, 2025). Parallèlement, des conflits violents, en particulier dans des pays comme le Mali, le Niger et le Nigeria, ont encore plus déstabilisé les chaînes d’approvisionnement alimentaire. Ces perturbations ne sont pas seulement économiques, elles créent des déplacements, augmentent la dépendance à l’égard de l’aide humanitaire et érodent la capacité de l’État à assurer le bien-être de base. L’insécurité alimentaire devient à la fois une cause et une conséquence des conflits, alimentant des cycles difficiles à briser.
Deuxièmement, la vulnérabilité économique et les lacunes politiques : Les perspectives économiques de la région aggravent encore l’insécurité alimentaire. Les Perspectives économiques mondiales (2025) de la Banque mondiale prévoient une stagnation, avec une croissance de 2,7 % jusqu’en 2026, bien en deçà des niveaux requis pour lutter contre la pauvreté ou renforcer les systèmes alimentaires. La dévaluation des monnaies et l’inflation sont très présentes dans des pays comme le Nigeria, où le riz et le blé produits localement sont presque deux fois plus chers qu’ils ne l’étaient il y a un an. Dans ce climat économique, la nourriture devient un luxe pour des millions de personnes. Les ménages consacrant une grande partie de leurs revenus à l’alimentation, les chocs mineurs entraînent des perturbations massives des moyens de subsistance. Quelles sont les répercussions au niveau mondial ?
L’insécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest ne reste pas confinée à la région. Elle se propage par le biais des déplacements, des retombées des conflits et des interdépendances économiques (Flores, 2004). La faim entraîne des migrations transfrontalières qui peuvent mettre à rude épreuve les États voisins et inciter à la xénophobie, au nationalisme et aux tensions politiques (Adamson, 2006). Lorsque les systèmes alimentaires sont défaillants, le risque de fragilité de l’État augmente, offrant un terrain fertile aux groupes extrémistes pour exploiter les griefs et recruter des populations privées de leurs droits.
Cette contagion sécuritaire a été bien documentée dans des pays comme la République démocratique du Congo et le Soudan, où les crises alimentaires et les conflits armés sont étroitement liés (Schoonover at al., 2021). L’Afrique de l’Ouest n’est pas loin derrière. Sans un réalignement stratégique qui place l’alimentation au cœur de la politique de sécurité nationale, la déstabilisation régionale risque d’irradier l’Europe, l’Afrique du Nord et même les marchés mondiaux.
Conclusion
Le système alimentaire mondial est à un point de basculement. Pour l’Afrique de l’Ouest, la convergence des chocs climatiques, des conflits et de la stagnation économique brosse un tableau sombre. Mais les implications s’étendent à l’échelle mondiale. La nourriture, en tant que ressource, a le pouvoir de déstabiliser ou de renforcer les sociétés. Il est urgent de lui redonner la priorité, non seulement en tant que question de développement, mais aussi en tant qu’atout stratégique essentiel à la paix et à la sécurité.
Renforcer les cadres régionaux de migration, investir dans une agriculture résiliente au climat, soutenir l’emploi des jeunes dans l’agriculture, réglementer les acquisitions de terres, promouvoir des politiques foncières inclusives, prévenir les conflits liés à l’eau, intégrer la sécurité alimentaire dans la planification de la défense, des affaires étrangères et de la sécurité, établir des systèmes d’alerte précoce, protéger les zones agricoles clés, diversifier les cultures de base et les intrants, renforcer l’infrastructure commerciale intrarégionale et encourager la collaboration intersectorielle entre les ministères de l’agriculture, de la défense, des finances et de l’environnement sont autant de moyens importants de soutenir les efforts en matière de sécurité alimentaire.
Pour éviter la contagion de la sécurité, les acteurs internationaux doivent investir davantage dans des systèmes agroalimentaires résilients, renforcer les capacités de production locales et aligner les politiques alimentaires sur des cadres plus larges de développement et de sécurité. La crise de l’Afrique de l’Ouest est un avertissement : dans un monde interconnecté, l’insécurité alimentaire, où qu’elle soit, est une menace pour la stabilité, où qu’elle soit.
Références
Adamson, F. B. (2006). Franchir les frontières : International migration and national security. International security, 31(1), 165-199.
Akinyetun, T. S., Fatai-Abatan, A. et Ogunbodede, N. (2024). Un environnement en danger, des gens armés : Entre « conflit lié au changement climatique » et « conflit lié à la fragilité » au Sahel. Journal of Asian and African Studies, 00219096241285108.
Canton, H. (2021). Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture-FAO. In L’annuaire Europa des organisations internationales 2021 (pp. 297-305). Routledge.
Flores, M. (2004). Conflits, développement rural et sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest.
Headey, D. et Fan, S. (2008). Anatomie d’une crise : les causes et les conséquences de la flambée des prix des denrées alimentaires. Agricultural economics, 39, 375-391.
Hendrix, C. et Brinkman, H. J. (2013). L’insécurité alimentaire et la dynamique des conflits : Causal linkages and complex feedbacks. Stability : International Journal of Security and Development, 2(2), 26-26.
Kamenya, M. A., Hendriks, S. L., Gandidzanwa, C., Ulimwengu, J., & Odjo, S. (2022). Investissements publics dans l’agriculture et sécurité alimentaire dans la CEDEAO. Food Policy, 113, 102349.
Kay, M., Bunning, S., Burke, J., Boerger, V., Bojic, D., Bosc, P. M., … & Ziadat, F. (2022). L’état des ressources mondiales en terre et en eau pour l’alimentation et l’agriculture 2021. Des systèmes à bout de souffle.
Lawrence, G., Lyons, K. et Wallington, T. (2013). Introduction : Sécurité alimentaire, nutrition et durabilité dans un monde globalisé. Dans Sécurité alimentaire, nutrition et durabilité (pp. 1-23). Routledge.
McKeon, N. (2014). Gouvernance de la sécurité alimentaire : Renforcer les communautés, réguler les entreprises. Routledge.
Rockström, J., Williams, J., Daily, G., Noble, A., Matthews, N., Gordon, L., … & Smith, J. (2017). L’intensification durable de l’agriculture pour la prospérité humaine et la durabilité mondiale. Ambio, 46, 4-17.
Savary, S., Akter, S., Almekinders, C., Harris, J., Korsten, L., Rötter, R., … & Watson, D. (2020). Cartographie des mécanismes de perturbation et de résilience dans les systèmes alimentaires. Sécurité alimentaire, 12, 695-717.
Schoonover, R., Cavallo, C., Caltabiano, I., Femia, F. et Rezzonico, A. (2021). La menace sécuritaire qui nous lie.
Wise, T. A. (2019). Eating tomorrow : Agribusiness, family farmers, and the battle for the future of food (L’agro-industrie, les agriculteurs familiaux et la bataille pour l’avenir de l’alimentation). The New Press.
Groupe de la Banque mondiale. (2022). Perspectives économiques mondiales, janvier 2022. Publications de la Banque mondiale.
Banque mondiale. (2025, 14 février). Le point sur la sécurité alimentaire : 14 février 2025 (numéro 113). https://www.worldbank.org